Qui est Kyot le Provençal ?

  

« Maître Chrétien de Troyes a conté cette histoire, mais en l’altérant ; et Kyot, qui nous transmit le conte véritable, s’en irrite à bon droit. Le Provençal nous dit, en conteur véridique, comment le fils d’Herzeloïde, héros prédestiné, devint roi du Graal, après qu’Anfortas et démérité. De Provence, ce conte est venu, sous sa vraie forme, en pays allemand ; il nous fait connaître le dénouement de l’aventure. Pour moi, Wolfram von Eschenbach, je ne veux rien rapporter de plus que ce que le maître provençal nous a conté. »

Wolfram von Eschenbach, Parzival, fin du tome II1

 

Dans son roman Parzival, écrit aux alentours des années 1200-1203, le poète et chevalier bavarois Wolfram von Eschenbach nous rapporte à plusieurs reprises que la matière de son ouvrage lui a été transmise par un certain « Kyot le Provençal ».

 

Hélas, tous nos plus grands spécialistes du roman du Graal se perdent en conjectures sur l’identité de Kyot le Provençal. Certains d’entre eux ont bien essayé d’avancer des hypothèses, la plus connue étant que Kyot le Provençal serait le poète français Guiot de Provins (1150-1208)2.

 

Cette identification a pu être séduisante bien que, comme son nom l’indique, Guiot de Provins était probablement d’origine champenoise. Guiot  a beaucoup voyagé. En 1184, il est présent à la Diète de Mayence en Allemagne où se trouve l’empereur germanique Fréderic Barberousse. Il a aussi participé à la Troisième Croisade – peut-être auprès de son protecteur de l’époque, Bernard IV, seigneur d’Armagnac. Surtout, il cite dans son œuvre majeure, sa « Bible », la cité d’Arles et la cathédrale Saint-Trophime comme un centre d’études des philosophes, laissant penser qu’il a étudié en Provence. Ajoutez à cela une proximité phonétique entre « Guiot de Provins » et « Kyot le provençal », et vous avez une hypothèse qui perdure depuis le XIXe siècle.

 

Au final, il suffit de relire la Bible de Guiot de Provins3 pour se convaincre qu’il n’est pas l’auteur du Parzival. Sa Bible n’est qu’une longue diatribe contre ses contemporains. Les malheurs du poète viennent du fait que pendant la Troisième Croisade, Guiot a vu disparaître dans les combats la plupart des protecteurs qui le faisaient vivre. Résultat : quand il rentre de la Troisième Croisade en 1192, les seigneurs restés en Europe n’ont que faire d’un poète vétéran qui leur rappellerait tous les jours qu’ils ont manqué à leur devoir.

 

Déçu par tant d’ingratitude et à bout de ressources, Guiot de Provins fut acculé à entrer dans un ordre monastique s’il ne voulait pas mourir de faim. On estime que c’est vers l’année 1194 qu’il choisit dans un premier temps de se faire moine à l’abbaye cistercienne de la Clairevallée. Seulement, au bout de quatre mois, il y renonce. La vie du moine cistercien, obligé de travailler toute la journée, lui parut trop dure à supporter4. C’est finalement chez les moines de Cluny qu’il trouva refuge. Au moins les moines noirs ne faisaient que prier – ce qui lui laissa le loisir d’écrire sa Bible. Il confessa tout de même que la règle du silence que ces moines s’imposaient représenta pour lui une souffrance infinie.

 

Le poète français Guiot de Provins nous laisse un témoignage amer de ses contemporains et il est certain que si Guiot a beaucoup bourlingué, il est toujours resté en marge des cercles d’influence - peut-être parce qu’il ne pouvait pas faire valoir de titre de noblesse qui l’aurait admis à la table des princes. En tous les cas, il n’y a rien de commun entre Maître Kyot le Provençal – qui connaît moults mystères sur les Templiers et qui navigue dans les hautes sphères de la politique internationale – et notre pauvre moine poète, qui tous les jours de sa fin de vie dut subir les brimades répétées de ses frères, qui le trouvaient peu conforme à leur vie régulière. Aussi séduisante soit-elle, l’hypothèse que Guiot de Provins soit Kyot le Provençal apparaît comme peu crédible et nous devons constater que nous sommes, sur ce sujet, toujours à la recherche d’une réponse satisfaisante.

 

Certains seraient tentés de traiter le sujet comme une simple fable, en considérant que Kyot le Provençal n’est qu’un personnage fictif sorti tout droit de l’imagination du poète bavarois. Il est vrai que nos poètes des temps anciens aimaient à mélanger le vrai du faux, et ils utilisaient avec un plaisir non dissimulé l’art de l’anachronisme. Faut-il pour autant renoncer à démêler le vrai du faux et se contenter de considérer ces romans comme de joyeuses plaisanteries ? Ce serait, il faut bien le dire, le plus confortable si seulement on pouvait s’empêcher de penser que derrière cette apparente fantaisie se cachaient des faits et des événements qui touchaient à l’histoire secrète de notre Occident médiéval et que seuls certains élus étaient amenés à connaître.

 

C’est donc à une quête que nous convient ces poètes et l’homme qui semble en savoir le plus en la matière est Kyot le Provençal.

 

Parzival, un roman de propagande guelfe

 

La première étape de notre quête passe par une étude comparative du conte du Graal de Chrétien de Troyes et du roman Parzival de Wolfram von Eschenbach, réalisée par Ernest Tonnelat en 1977 pour sa traduction en deux tomes du Parzival. C’est cette traduction que nous utilisons tout le long de notre étude.

 

Ernest Tonnelat remarque en comparant les deux œuvres que la trame du conte du Graal correspond aux livres III à XII du roman Parzival. Les livres I et II ont été rajoutés et sont originaux, ainsi que les livres XIII,XIV, XV et XVI, qui clôturent le Parzival. Pour Ernest Tonnelat, le début du poème semble avoir été écrit à la gloire de la maison d’Anjou. Dans les deux premiers livres de Parzival, on raconte les aventures de Gamuret, prince d’Anjou, père de Parzival, qui va chercher l’aventure en Orient.

 

On estime que Parzival a été écrit aux alentours des années 1200-1203, soit huit ans après la fin de la Troisième Croisade (1190-1192). Le personnage de Gamuret peut donc assez aisément être identifié avec Richard Cœur de Lion, héros de la Troisième Croisade, qui porta le titre de comte d’Anjou de 1189 jusqu’à sa mort en 1199. Richard Cœur de Lion n’a pas eu de descendance officielle mais on sait qu’il avait une affection toute particulière pour son jeune neveu Otton de Brunswick, fils de sa sœur Mathilde de Plantagenêt et d’Henri le Lion. Richard, devenu roi d’Angleterre en 1189, cèdera à Otton le titre de comte de Poitou en 1196. Surtout, il poussera la candidature d’Otton de Brunswick pour qu’il devienne empereur du Saint-Empire germanique.

 

C’est le 9 juin 1198 qu’Otton IV de Brunswick fut élu roi des romains par une Diète réunie dans la cathédrale de Cologne. Mais cette élection s’oppose à celle de Philippe de Souabe, qui avait été élu par la majorité des princes électeurs empereur du Saint-Empire germanique le 8 mars 1198 à Mulhausen. Il faudra passer par onze années de lutte acharnée pour qu’Otton IV de Brunswick puisse enfin se faire couronner empereur du Saint-Empire romain germanique à Rome par le pape Innocent III le 4 octobre 1209.

 

Il apparaît que l’objectif du roman Parzival est de convaincre les seigneurs gibelins, favorables à Philippe de Souabe, de changer de camp pour se mettre derrière l’empereur guelfe Otton IV de Brunswick. Le roman allemand s’avère donc un ouvrage de propagande que l’on devait manier avec prudence.

 

C’est à la cour du château de la Wartbourg, siège du seigneur gibelin le landgrave de Thuringe, Hermann Ier, que fut déclamé pour la première fois les vers du poème Parzival.

 

Château de la Wartbourg; siège du Landgrave Hermann Ier de Thuringe; source: Wikipédia

 

Salle où fut présentée Parzival au château de la Wartbourg; source photo: Wikipédia

 

Wolfram von Eschenbach nous a laissé ces quelques mots à propos de cette cour gibeline.

"O Hermann, prince de Thuringe, il y a, crois-moi, parmi ceux qui vivent dans ton château plus d'un homme dont la vraie place serait dehors. Tu aurais bien besoin d'un Ké, puisqu'une noble générosité t'a poussé à t'entourer de tant de gens. Car, à côté des hommes de mérite, on voit de la racaille se presser autour de toi. C'est pourquoi sire Walther se vit obligé de s'écrier: "Bonjour à tous, méchants et bons!" Quand un poète s'exprime ainsi, c'est qu'on traite avec trop d'honneur les imposteurs. Ce n'est pas Ké qui eût obligé Walther à parler de la sorte, non plus que sire Heinrich von Reisbach."

Wolfram von Eschenbach, Parzival, tome I, livre 6, p. 259

 

Le héros du poème n’était ni plus ni moins que l'empereur guelfe Otton IV de Brunswick. On comprend que dans une assemblée de seigneurs gibelins, il aurait été délicat de citer nommément le nom de l'empereur félon. Mais quand Wolfram von Eschenbach décrit les traits du héros Perceval, personne n'est dupe. Wolfram nous dit:

"Selon ce que dit l'histoire, Perceval avait si fière mine sur son destrier qu'aucun peintre, de Cologne à Maastricht, n'eut su, en retraçant ses traits, lui prêter plus de noblesse."

Wolfram von Eschenbach, Parzival, tome I, livre III, p. 139

 

Dans la grande salle du château de la Wartbourg, tous les seigneurs présents connaissaient cet épisode où le 3 juillet 1201 dans la cathédrale de Cologne, le légat pontifical Gui de Préneste avait proclamé, au nom du pape, Otton IV de Brunswick roi des Romains, en excommuniant d'avance ceux qui n'accepteraient pas cette désignation. Le problème avait été que le nombre des princes présents dans la cathédrale de Cologne était si réduit que le légat fut obligé de renouveler la même cérémonie quelques semaines plus tard mais à Maastricht cette fois-ci.

 

De Cologne à Maastricht, on ne sut lui prêter plus de noblesse puisque le légat du pape avait désigné Otto IV comme roi des Romains dans ces deux villes.

 

En 1203, Hermann Ier de Thuringe, qui soutenait Philippe de Souabe, change de camp et choisit de suivre l'empereur guelfe Otton IV de Brunswick.

 

Concours de troubadours à la cour de la Wartbourg avec la présence de Wolfram von Eschenbach; in: codex Manesse; vers 1310

 

C'était une belle réussite pour le parti guelfe, qui voyait un des plus fidèles soutiens de la maison de Souabe rejoindre le camp de l’empereur Otton IV de Brunswick. Hermann Ier était soutenu dans son choix par son cousin germain Ottokar, duc de Bohême, ainsi que par le frère de ce dernier, le margrave de Moravie.

 

On ne peut pas savoir si ce roman a eu quelque efficacité sur les décisions politiques de ces princes électeurs mais il est certain que cela n’a pas dû nuire à la réputation de ses auteurs – ce qui avive notre curiosité pour trouver en Provence l’homme qui aurait pu correspondre au profil de Kyot le Provençal.

 

Sur la piste de Kyot le Provençal

 

Si le roman Parzival fait l’éloge de la dynastie des Plantagenêt et du roi Richard Cœur de Lion, et que ce roman soutient la candidature d’Otton IV de Brunswick au trône impérial, un homme possède le profil idéal. Cet homme, c’est l’anglais Gervais de Tilbury ( 1152-1228 ). Gervais de Tilbury a été élevé à la cour des Plantagenêt et il est un fervent partisan d’Otton IV de Brunswick auquel il dédicacera en 1214 son œuvre majeure Les Otia Imperialia5. De plus, cet anglais s’est installé à Arles en Provence, où il a épousé la nièce de l’archevêque d’Arles, Imbert d’Eyguières.

 

Que nous dit Wolfram von Eschenbach à propos de Kyot le Provençal ? La première allusion se situe au livre VIII de Parzival.

« Quand ce discours eut pris fin, l’un des vassaux du roi se leva : on l’appelait Liddamus. C’est le nom que lui donne Kyot lui-même. Kyot, c’est le nom de l’enchanteur qui, parce qu’il était homme de grand art, s’appliqua à chanter et à conter, et le fit si bien que beaucoup de gens aujourd’hui encore lui doivent de grandes joies. Kyot est un provençal, qui trouva en des écrits païens les aventures de Perceval. Tout ce qu’il en a conté en langue française, je veux, si je ne suis pas d’esprit trop débile, vous le redire en allemand. »

Wolfram von Eschenbach, Parzival, tome I, livre 8, page 364

 

Première remarque. Si Kyot avait été un authentique provençal, il n’aurait pas conté les aventures de Perceval en langue française mais en occitan. Même si Gervais de Tilbury est né en Angleterre, il a été élevé à la cour des Plantagenêt où on s’exprimait en français. Dans son œuvre Otia Imperialia6, il nous révèle que beaucoup de seigneurs anglais envoyaient leurs enfants en Normandie pour qu’ils parlent un français correct et Gautier Map se moquait de ces anglais débarquant à la cour des Plantagenêt et qui parlaient le « Malborough French »7. Comme tout anglais civilisé de son époque, Gervais de Tilbury maîtrisait parfaitement le français.

 

Wolfram von Eschenbach précise aussi : « Kyot, c’est le nom de l’enchanteur qui, parce qu’il était homme de grand art, s’appliqua à chanter et à conter, et le fit si bien que beaucoup de gens aujourd’hui encore lui doivent de grandes joies. » Il se trouve que Gervais de Tilbury était connu pour avoir écrit le Liber Facetiarum, le « livre des facéties », pour distraire et redonner de la joie à son protecteur de l’époque, Henri le Jeune, le frère de Richard Cœur de Lion.

 

On remarque aussi le qualificatif d’enchanteur à propos de Kyot le Provençal. À l’époque, l’enchanteur le plus connu est Merlin, personnage incontournable dans la mythologie des chevaliers de la Table Ronde. L’ Otia imperialia de Gervais de Tilbury nous montre à quel point il est un passionné de philosophie naturelle. Si on a le mauvais esprit de lire entre les lignes, on comprend très vite que Gervais de Tilbury pratique la magie salomonienne8. Selon les critères de l’époque, la magie salomonienne correspond à la magie « blanche » contrairement au négromanciens qui pratiquaient la magie « noire ». Dans Otia Imperialia, Gervais décrit toutefois des pratiques typiquement nécromanciennes9. On suppose que c’est simplement pour satisfaire à la curiosité de son auditoire.

 

Si officiellement Gervais de Tilbury fait profession de juriste à Arles et en Provence, à la lecture de son œuvre majeure, on comprend bien que cela ne devait pas être sa seule activité. La fabrication de talismans, la constitution d’horoscopes ou la pratique de sortilèges étaient des activités assez lucratives à cette époque. En règle générale, Gervais de Tilbury s’intéresse à tout le spectre des sciences occultes de l’astrologie à l’alchimie, au talisman, jusqu’à la science juives des kabbalistes provençaux10. Gervais de Tilbury annonce des hommes comme le grand théologien allemand Albert le Grand (1200-1280), qui fut un fin connaisseur de la magie et de l’alchimie.

 

 

Maître Kyot le Provençal

 

Si Wolfram von Eschenbach a fait l’effort de se rendre en Provence c’est pour traduire l’œuvre d’un maître. Contrairement à Guiot de Provins, Gervais de Tilbury est un intellectuel de haut niveau. Issu de la haute noblesse anglo-normande, élevé à la cour des Plantagenêt, il a probablement suivi ses études à Paris auprès de Pierre le Mangeur11 avant de compléter sa formation en droit canon à l’université de Bologne où il décroche son titre de maître et docteur en droit. À Bologne, il étudiera sous la direction du cardinal Jean de Naples (mort en 1175) qui va l’initier à l’Ars notaria. C’est une branche de la magie salomonienne qui consiste à pratiquer des rituels qui son censés offrir à l’adepte la science infuse. La tradition voulait que ce soit le poète latin Virgile qui soit l'initiateur de cette magie en occident12.

 

Ce qui est certain c’est qu’avec Gervais de Tilbury nous sommes introduits dans un univers où la gnose vient subtilement se substituer à un enseignement théologique classique. Au sein de l’Église romaine, on se rend compte que de très puissants prélats s’adonnent à ce mode de pensée réservée à un cercle d’initiés très fermé. Après ses études de droit, Gervais de Tilbury est placé auprès d’un de ces initiés, l’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains. Guillaume est le beau-frère du roi de France, Louis VII, et son conseiller spécial13.

 

Gervais de Tilbury assiste sans doute à Reims au sacre du jeune roi de France Philippe-Auguste, le 1er novembre 1179. Ce sacre sera présidé par son oncle, Guillaume aux Blanches Mains. Mais les relations entre Philippe –auguste et son oncle vont très vite se dégrader. C’est à cette époque que Gervais de Tilbury juge sans doute plus prudent de se mettre au service du prince Henri le Jeune, héritier désigné de la couronne d’Angleterre. Héla, Henri le Jeune meurt prématurément en 1183. Après un séjour à Bologne où Gervais de Tilbury professe le droit canon, il trouvera protection auprès du roi de Sicile Guillaume le Bon qui a épousé Jeanne Plantagenêt, la sœur de Richard Cœur de Lion.

 

À la mort de Guillaume le Bon en 1189, c’est auprès de l’archevêque d’Arles, Imbert d’Eyguières, que Gervais de Tilbury trouve à employer ses talents de juriste avant d’épouser la nièce de l’archevêque et de s’installer définitivement en Provence.

 

On sait aussi que le mariage en 1169 d’Aliénor Plantagenêt, une autre sœur de Richard Cœur de Lion, avec Alphonse VIII, roi de Castille, permit à un certain nombre d’anglais d’aller étudier la philosophie naturelle à Tolède dans le royaume de Castille.

 

Cité de Tolède, Espagne

 

Le plus connu de ces anglais fut Daniel de Morlay ( 1140-1210 ), qui après un séjour à Paris où l’enseignement ne le séduisit pas, se dirigea vers l’Espagne à la recherche de la «doctrina arabum ». C’est à Tolède qu’il suivit les cours que donnait l’italien Gérard de Crémone. Avec lui, il faudrait citer une ribambelle d'anglais comme Robert de Chester, actif dans les années 1140-1150, Alfred de Sareshel (1175-1245), l'écossais Michel Scot (1175-1232) et Eudes de Cheriton (1185-1247). Gervais de Tilbury, en tant que proche de la cour Plantagenêt, avait tout le loisir de se rendre à Tolède, dans la capitale de la philosophie naturelle, pour assouvir sa passion s’il le souhaitait14.

 

Wolfram von Eschenbach nous dit à propos de Kyot le Provençal :

 « Kyot, le maître illustre, trouva à Tolède, parmi des manuscrits abandonnés, la matière de cette histoire, notée en écriture arabe. Il fallut d’abord qu’il apprît à discerner les caractère a, b, c, 15 (mais il n’essaya point de s’initier à la magie noire). Ce fut grand avantage pour lui d’avoir reçu le baptême ; car autrement cette histoire fût demeurée inconnue. Il n’y a pas en effet de païen assez sage pour nous révéler la nature du Graal et nous dire comment l’on connut ses vertus secrètes. »

 Wolfram von Eschenbach, Parzival, Tome II, livre 9, p. 23

 

Plus loin, Wolfram von Eschenbach précise :

« Kyot, le maître sage, chercha alors dans les livres latins où avait pu vivre un peuple assez pur et assez enclin à une vie de renoncement pour devenir le gardien du Graal. Il lut les chroniques des royaumes de Bretagne, de France et d’Irlande et de beaucoup d’autres encore, jusqu’à ce qu’il trouvât en Anjou ce qu’il cherchait. »

 Wolfram von Eschenbach, Parzival, Tome II, livre 9, p. 24-25

 

Dans son œuvre Otia imperialia, il apparaît clairement que Gervais de Tilbury, nourri de la tradition historiographique transmise par l’Historia Regnum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, est persuadé que les Plantagenêt sont les descendants directs du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde. Pour Gervais de Tilbury, tous les faits concernant les chevaliers de la Table Ronde sont réels et datés. Ce qui les a rendus fabuleux, c’est la faiblesse de l’époque contemporaine16.

 

Les indices que nous livre Wolfram von Eschenbach sur Kyot le Provençal collent parfaitement avec l’œuvre et la personnalité de Gervais de Tilbury. Tout porte à croire en effet que c’est à Arles, dans son palais du quartier de la Roquette qui lui a été cédé en dot grâce à son mariage avec la nièce de l’archevêque, que Gervais de Tilbury dans les années 1200 va rédiger en français une version remaniée du conte du Graal de Chrétien de Troyes – version qui sera ensuite traduite en allemand par le poète et chevalier bavarois Wolfram von Eschenbach.

 

Parzival, une œuvre commandée par les Templiers ?

 

Nous pensons que cette œuvre a été commandée et financée par le grand maître des Templiers Gilbert Erail (1194-1200). Otton IV de Brunswick, en tant que neveu de Richard Cœur de Lion, était le seul à pouvoir garantir que l’empereur germanique poursuivrait en Terre Sainte la trêve conclue par le roi d’Angleterre avec les Sarrasins en 1192.

 

De plus, les ducs de Brunswick entretinrent de bonnes relations avec les Templiers jusqu’à la fin de l’ordre comme en témoigne encore au début du XIVe siècle le sceau du commandeur de Supplinburg Otto de Brunswick (1304-1308).

 

sceau d'Otto de Brunswick, Commandeur de Supplinburg; 1304

 

Le frère templier Otto de Brunswick était le quatrième fils du duc Albert Ier de Brunswick, petit-neveu de l’empereur germanique Otton IV de Brunswick.

 

Gervais de Tilbury fait des révélations fracassantes concernant la Troisième Croisade, il est pourtant certain qu’il n’y a pas participé17. Les révélations que Gervais de Tilbury développe dans sa version remaniée du conte du Graal concernant la Troisième Croisade sont dues manifestement à des témoignages de chevaliers qui ont participé directement à ces évènements. On ne peut pas pour autant attribuer ces révélations à Wolfram von Eschenbach qui lui-même a réfuté tout rajout au roman de maître Kyot : « je ne veux rien rapporter de plus que ce que le maître provençal nous a conté ». Comme ces révélations concernent essentiellement l’ordre des Templiers, on peut supposer que Gervais de Tilbury a relevé les témoignages de certains d’entre eux.

 

Gervais de Tilbury rédige son roman autour des années 1200 à Arles en Provence. À cette même époque deux dignitaires du Temple apparaissent comme maître et commandeur de la baillie de Provence. Il s’agit de Foulques de Montpezat et d’Hugues de Roquefort. Il se trouve que ces deux templiers sont issus de maisons seigneuriales, les Montpezat et les Roquefort, qui font partie des maisons seigneuriales en charge du mystérieux château de Montsalvage où Wolfram von Eschenbach nous affirme qu’on y garde le Graal.

 

 

Parzival et le secret de la 3e croisade

 

Ne nous laissons pas distraire dans notre quête et revenons sur le secret d’état le mieux gardé du Moyen-Âge et qui concerne directement la Troisième Croisade. Au livre 16 du roman, Perceval s’adresse au chevalier païen Feirefis :

« Si tu veux épouser ma tante, il faut que, par amour pour elle, tu abjures tous tes dieux et que tu sois toujours prêt à combattre ce qui s’oppose aux desseins du Dieu suprême : il faut qu’en tout temps tu observes fidèlement les commandements divins. »

« Tout ce qu’il faut faire pour obtenir la damoiselle, dit le païen, je le ferai d’un cœur sincère.»

 Wolfram von Eschenbach, Parzival, Tome II, livre 16, p. 332

  

 

Ce passage fait référence à un épisode bien connu de la Troisième Croisade quand Richard Cœur de Lion avait proposé au frère de Saladin Al Malik al-Adil d’épouser sa sœur Jeanne Plantagenêt et de régner ensemble sur Jérusalem. Le frère de Saladin avait accepté la proposition mais c’est Jeanne qui avait refusé, offusquée, qu’on lui propose d’épouser un musulman. Al Malik al-Adil, pour rassurer la future épouse, avait proposé de se faire baptiser et de devenir chrétien. Mais cette fois-ci, c’est son frère Saladin qui refusa catégoriquement et l’affaire semblait s’en être arrêtée là. Jeanne Plantagenêt, après la mort de son mari Guillaume le Bon, roi de Sicile, avait suivi son frère Richard dans son expédition dans la Troisième Croisade. Jeanne Plantagenêt était bien la tante d’Otton IV de Brunswick. Cet épisode précis de la Troisième Croisade nous permet d’identifier Feirefis qui n’est autre que le frère de Saladin, Al Malik al-Adil. Or si pour les chroniqueurs de l’époque les choses s’en étaient arrêtées là, dans le roman Parzival elles vont beaucoup plus loin puisqu’on assiste en direct au baptême d’Al Malik al-Adil.

 

«Feirefis dit alors au prêtre: "Si cette eau me délivre de mon déconfort, je croirai tout ce dont vous m'instruisez." »18

Wolfram von Eschenbach, Parzival, tome II, livre 16, page 333

 

Après le baptême, le roman affirme:

« Après le baptême, on aperçut sur le Graal une inscription. Elle disait : si jamais Dieu désigne l’un des templiers pour devenir le roi d’un peuple étranger, ce chevalier devra exiger qu’on ne cherche à connaître ni son nom, ni sa famille ; il devra aider ce peuple à faire respecter tous ses droits. Mais dès qu’une question lui aura été posée, il s’éloignera sans retour. »

Wolfram von Eschenbach, Parzival, tome II, livre 16, page 334 

 

Sous le couvert de l’anonymat, Parzival explique aux initiés que Al Malik al-Adil (1143-1218), maître de Jérusalem et commandeur de tous les croyants, était devenu un templier. C’est pour cette raison que les grands maîtres de l’ordre Robert de Sablé, Gilbert Erail et Philippe du Plessis, feront tout ce qui était en leur pouvoir pour préserver les trêves successives qui furent signées entre chrétiens et musulmans. En 1197, en Sicile, la croisade germanique qui devait être dirigée par l'empereur Henri VI sera tuée dans l'oeuf grâce à une révolte des siciliens qui s'attaquèrent aux troupes impériales. Cet épisode se concluera en Sicile par le décès à l'âge de trente-deux ans de l'empereur Henri VI, le 28 septembre 1197. Le maître des Templiers de la province de Sicile pendant ces événements n'était autre que le dignitaire du Temple Hugues de Roquefort19.

 

Cette obstination farouche des Templiers à préserver la trêve en Terre Sainte s'opposa aussi à la volonté de croisade du pape Innocent III qui leur en fit le reproche dans une lettre datée de 1198. Malgré tout, on remarque que le décès prématuré à l'âge de vingt-deux ans du jeune comte de Champagne Thibaut III, chef de la Quatrième Croisade le 24 mai 1201, permit aux vénitiens 20 alliés des Templiers de détourner cette dernière croisade vers l'empire byzantin. C'était sans doute le prix à payer pour que des chefs ayyoubides, druzes ou ismaéliens, acceptent de porter le manteau du Temple et viennent par des souterrains secrets assister aux chapitres des Templiers.

 

Tunnel templier de Saint-Jean d'Acre et chapiteau de la basilique Saint-Sernin de Toulouse 

 

On peut penser que c’est Foulques de Montpezat et Hugues de Roquefort qui ont révélé à Gervais de Tilbury qu’en Terre Sainte, depuis les accords signés en 1192 avec Richard Cœur de Lion, des princes et des rois musulmans se sont faits templiers.

  

Rappelons que ce qui avait été conclu lors de la Troisième Croisade se pratiquait déjà depuis longtemps par les Templiers dans le royaume d’Aragon. Le grand-maître Gilbert d'Erail, qui succéda à Robert de Sablé, était lui-même originaire du royaume d'Aragon et fut maître de la province templière d'Aragon de 1185 à 1189. Dans cette province les conversions de chefs musulmans pour éviter de payer les lourds tributs que leurs imposaient les comtes-rois d’Aragon étaient monnaie courante.

 

James 1er d'Aragon (1208-1276), in: les Cantigas de Santa Maria d'Alfons el Savi de Castella, XIII° siècle; source: Wikipédia

 

Chevaliers chrétiens et musulmans dans la même armée; in: les Cantigas de Santa Maria d'Alfons el Savi de Castella, XIII° siècle; source: Wikipédia

 

On peut dire que les prêtres occitans issus du mouvement canonial des chanoines réguliers de l’abbaye de Saint-Sernin de Toulouse, qui étaient en charge de la liturgie en Aragon, s’étaient faits une spécialité de la conversion des musulmans, cela à tel point qu’il était devenu habituel en Aragon que leur étrange figure incarnant l'Esprit Saint soit présentée aux convertis comme leur nouveau Mahomet – prononcé « Baffomet » en occitan.

 

 

On remarque que Pons de Montpezat, un parent de notre dignitaire du Temple Foulques de Montpezat, a été abbé des chanoines réguliers de Saint-Sernin de Toulouse de 1175 à 1199. C’est-à-dire que Pons de Montpezat a eu pendant un quart de siècle la haute main sur la liturgie qui se pratiquait dans le royaume d’Aragon ainsi qu’à Monzon, maison cheftaine de l’ordre des Templiers pour la province de Provence et Partie d’Espagne. Il y eut dans le royaume d'Aragon des musulmans initiés aux mystères du Saint-Esprit bien avant les statuts secrets de maître Roncelin de Fos. Précisons aussi que Foulques de Montpezat sera nommé maître de la province templière d'Aragon, dénommée aussi province de Provence et partie d'Espagne, de 1224 à 1228.

 

Souterrain templier de Monzon et chapiteau de Saint-Michel de Cuxa

 

 

Gervais de Tilbury, alias Kyot le Provençal

 

Dans le prologue de son œuvre Otia Imperialia, Gervais de Tilbury ne veut surtout pas qu’on le confonde avec ces « mimes », ces « jongleurs », ces  « histrions » qui passent leur temps à saouler la noble assistance avec des fables où le bavardage mêle peu de vérité à beaucoup de mensonges.

 

Gervais de Tilbury au contraire se présente comme un conteur véridique qui s’appuie sur des ouvrages sérieux et des témoignages dignes de foi. Quand on lit Gervais de Tilbury, on comprend ce que Kyot le Provençal reproche à chrétien de Troyes. Chrétien de Troyes a écrit le conte du Graal comme une œuvre légendaire. Pour le poète champenois, peut importait que cette histoire soit vraie ou fausse. L’essentiel reposait sur la morale que l’on pouvait tirer de ce récit.

 

Pour Gervais de Tilbury, alias Kyot le Provençal, c’est tout le contraire. Pour ce poète issu de la noblesse anglo-normande, le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde sont les véritables ancêtres des Plantagenêt. Cette légitimité dynastique ne peut être remise en question et elle rejaillit naturellement sur Otton IV de Brunswick, fils de Mathilde Plantagenêt. C’est parce que coule dans ses veines le sang du roi Arthur qu’Otton de Brunswick peut prétendre au trône du Saint-Empire romain germanique. C’est aussi pour cette raison que les deux premiers livres de Parzival qui se sont rajoutés au conte du Graal de Chrétien de Troyes font l’éloge de la dynastie des Plantagenêt. Ils sont là pour rétablir la vérité sur la lignée dynastique du roi Arthur. On comprend aussi que, pour ce faire, Gervais de Tilbury s’appuie sur l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth.

 

Le comble dans cette histoire est que Gervais de Tilbury, qui se voulait si sérieux, comparé à tous ces jongleurs et histrions, nous apparaît à nous comme un homme crédule, gobant toutes les balivernes sur les fantômes, les loups garous et les femmes-serpents. Gervais de Tilbury nous décrit dans la troisième partie de son œuvre Otia Imperialia un monde fantasmagorique où la magie fait office de pseudo-science. On se demande comment un homme aussi intelligent et cultivé a pu tomber dans un univers où la superstition devient la seule chose digne de foi. La maladie de notre conteur anglo-normand a un nom : cela s’appelle la gnose.

 

Gervais de Tilbury, l'enchanteur 

 

Gervais de Tilbury nous apparaît comme un représentant typique de cette dérive gnostique d’une partie de la clergie occidentale du Moyen-Âge, en particulier du mouvement canonial des chanoines réguliers. Une des sources de diffusion de cette gnose au Moyen-Âge fût l’école néo-platonicienne de Chartres. Les études scientifico-religieuses de cette école ont fini par tourner la tête à des générations d’étudiants qui ont fini par se croire sorti tout droit de la cuisse de Jupiter. L’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains21, un temps protecteur de Gervais de Tilbury, avait pendant plus d'une décennie dirigé cette école ( 1164-1176 ). Il faudra attendre la reprise en main d’un homme comme Jean de Salisbury 22, évêque de Chartres de 1176 à 1180, pour que l’école de Chartres arrête de diffuser son poison23.

 

Mais le mal était déjà fait, et beaucoup étudiants iront chercher vers d’autres cieux – on pense notamment à la cité de Tolède en Castille – de quoi conforter leurs superstitions. Il ne faut pas se cacher que la dérive gnostique de certaines communautés de chanoines réguliers va à terme totalement détruire la confiance que le peuple avait accordé au projet républicain de l’église grégorienne.

 

Il est peu douteux que l’ordre des Templiers dont la règle stipulait qu’ils devaient suivre la liturgie des chanoines réguliers fut impacté par cette dérive. On tremble de les voir fréquenter une personnalité comme Gervais de Tilbury car si la figure anagogique du « Baphomet » peut trouver sa justification théologique dans les leçons du chanoine régulier Hugues de Saint-Victor, on ne peut s’empêcher de se rappeler que cette pierre taillée est à l’image de deux signes zodiacaux représentant le solstice d’hiver.

 

Baphomet, Saint-Sernin de Toulouse; photo: JP Schmit

 

Or, la fabrication d’images astrologiques est aussi une des branches de la magie salomonienne on peut même dire que c'est le niveau le plus élevé de cette magie24. Cette magie permet d’enfermer des démons dans des figurines astrologiques pour les contraindre à donner des pouvoirs spécifiques – c’est-à-dire que la sculpture du « Baphomet » n’est plus seulement le symbole d’une réalité spirituelle, elle devient la puissance active de cette spiritualité25.

 

Il est à craindre que pour un mage enchanteur comme Gervais de Tilbury26, ce soit l’ange déchu Lucifer lui-même qui devait être contraint à habiter cette figure, qui par ce fait, devenait opérative, donnant à ses gardiens des bienfaits magiques, ou, pour citer Parzival :

« C’est la prébende que, grâce à ses secrètes vertus, le Graal fournit à la chevaleresque confrérie. »

Wofram von Eschenbach Parzival, tome II, livre 9, page 37

 

Plus loin, Wolfram von Eschenbach raconte :

« Il y avait des anges qui n’avaient pas voulu prendre parti quand commença la lutte de Lucifer et de la Trinité. Tous ces anges, nobles et bons, Dieu les a contraints à descendre sur terre pour garder cette pierre. Et la pierre n’a pas cessé d’être pure. Je ne sais si Dieu pardonna à ces anges ou s’il résolut leur perte. Il dut les rappeler à lui, si sa justice ne s’y opposait pas. De puis lors la pierre est gardée par ceux que Dieu lui-même a désignés et à qui il a envoyé un de ses anges. Voilà, seigneur, ce qu’est le Graal. »

Wofram von Eschenbach Parzival, tome II, livre 9, page 38

 

Pour lever toute ambiguïté sur l’identité des anges-gardiens de cette pierre, il est précisé :

« L’ermite parla ainsi : « C’est chose qui m’est bien connue : de vaillants chevaliers ont leur demeure au château de Montsalvage, où l’on garde le Graal. Ce sont des Templiers qui vont souvent chevaucher au loin, en quête d’aventures. »

Wofram von Eschenbach Parzival, tome II, livre 9, page 36

 

Avec Gervais de Tilbury, on passe d’une tradition symbolique à l’idolâtrie gnostique.

 

Lucifer, fresque de la coupole de la cathédrale de Florence; photo JP Schmit

 

Comment les Pauvres Chevaliers du Christ du Temple de Salomon ont-ils pu se laisser entraîner dans de tels méandres de l’esprit humain ? Une des explications pourait être liée au traumatisme subi par l’ordre des Templiers après la chute du premier royaume latin de Jérusalem et sa terrible défaite du 4 juillet 1187 qui a vu l’anéantissement complet du couvent de l’ordre à la bataille de Hattin.

 

Une certaine idée de l’ordre du Temple est morte ce jour-là. Le passage dans Parzival qui peut-être l’exprime le mieux est celui où Parzival proclame :

« Hélas ! Qu’est-ce donc que Dieu ? Si Dieu était tout puissant, s’il était agissant et vivant, il ne nous aurait pas livrés tous deux à une honte cruelle. J’ai été longtemps son serviteur soumis, car j’espérais qu’il m’accorderait sa grâce. Mais à partir de maintenant je refuserai de le servir. S’il me poursuit de sa haine, je m’y résignerai. Ami, quand viendra pour toi le temps de combattre, que ce soit la pensée d’une dame qui te protège ! Que ce soit elle qui conduise ta main ! Choisis une dame dont tu connaisses la pureté et la délicate bonté. Je ne sais quand je te reverrai. Puissent s’accomplir les vœux que je fais pour toi ! »

Wofram von Eschenbach Parzival, tome I, livre 6, page 289

 

On redoute que cette dame dont parle Parzival soit la gnose, cette femme à queue de serpent qui sous des atours enjôleurs cache une nature maléfique.

 

On peut imputer aux Templiers occitans de la province de Provence et partie d’Espagne la dérive gnostique du Temple. Mais cette dérive ne se fit pas sans accroc. Les relations épistolaires du Grand Maître Philippe du Plessis (1201-1209) avec le Saint-Siège nous révèlent qu’au chapitre général de 1202 qui se tenait à Saint-Jean d’Acre il dut faire face à une révolte d'un certain nombre de dignitaires du Temple qui souhaitaient quitter l'ordre pour entrer à Cîteaux comme la Règle le leur permettait avec la permission du Grand Maître. Philippe du Plessis leur refusa ce droit, arguant «qu'ils agissaient non par vocation d'une vie contemplative mais pour des raisons de révolte». Le Grand Maître ne dut guère se faire entendre puisque le pape Innocent III (1198-1216) se décida à adresser à l'abbé de Cîteaux et au Chapitre Général de cet ordre la bulle Licet quibusdam datée du 2 juillet 1209 leur interdisant de recevoir les frères templiers.27

 

Pendant le procès des Templiers, dans sa déposition datée du 12 janvier 1311, le templier Gérard de Caux rapporta « que les anciens disaient que l’ordre n’avait pas fait son profit d’avoir eu en son sein des gens cultivés.»28

 

Gervais de Tilbury fut nommé en 1207 par le comte de Provence Alphonse II juge-mage de Provence. En 1209, il eut l’insigne honneur d’être invité par l’empereur germanique Otton IV de Brunswick à son sacre. À cette occasion, Gervais de Tilbury fut nommé maréchal de la maison impériale pour la Provence. Du propre aveu de Gervais de Tilbury, ce titre était plus lié à ses qualités de conteur qu’à ses capacités guerrières. La dernière trace que nous possédons de Gervais de Tilbury date de juin 1221, où il apparaît dans une sentence arbitrale émise  à Arles en Provence29. C’est probablement dans son lit, dans son palais du quartier de la Roquette à Arles, que l’enchanteur rendit son dernier soupir30.

 

par Jean-Pierre SCHMIT

Notes

 

1. Wolfram von ESCHENBACH. Parzival. Traduction, introduction et notes de Ernest TONNELAT. Tomes I et II. Editions Aubier Montaigne, Paris, 1977.

2. Le premier à faire le lien entre Kyot le Provençal et Guiot de Provins est K. Wackernagel dans son ouvrage Altfranzösische lieder und Leïche, p. 191, Basel, 1846 mais déjà en 1858 cette identification était contestée par G.A. Heinrich dans son ouvrage Le Parcival de Wolfram d'Eschenbach et la légende du Saint Graal. Etude sur la littérature du Moyen Âge, éditons A. Franck, Paris, 1858., p. 120-121 Heinrich concluait "il est donc impossible de retrouver sous ce nom de Kiot le Provençal notre trouvère Guiot de Provins."

3. ORR, John (édit). Les oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique; Manchester, imprimerie de l'université, 1915.

4. Guiot de Provins a dû probablement être accepté dans l’abbaye cistercienne de Clairvaux comme moine convers, statut attaché aux simples laïcs. Ce statut n’avait pas l’aura de celui des moines de cœur, portant la robe blanche des cisterciens, et qui vers la fin du XIIe siècle était réservé aux nobles.

5. Les Otia Imperialia, ou Les divertissements pour un empereur, ont été rédigées en latin par Gervais de Tilbury et adressées vers le début de l’années 1214 à l’empereur germanique Otton IV de Brunswick par l’intermédiaire d’un certain Jean-Marc, secrétaire impérial et prévot d’Hildesheim. Nous possédons deux traductions en français de cette œuvre, la première a été réalisée à Saint-Jean d’Acre dans la seconde moitié du XIIIe siècle par Jean d’Antioche, la deuxième, à Paris, vers 1330, par Jean de Vignay.

6Nous utilisons trois sources différentes pour cet article :

  • DUCHESNE, Annie (traduction). Le livre des merveilles, divertissement pour un Empereur (Troisième partie). Paris, les Belles-Lettres, 1992.
  • GERNER, Dominique. La traduction des Otia imperialia de Gervais de Tilbury par Jean de Vignay dans le ms. Rothschild n° 3085 de la Bibliothèque Nationale de Paris, Édition et Étude, Tome II. Thèse, Strasbourg, 1995.
  • PIGNATELLI, Cinzia. La Traduction des « Otia Imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche dans le ms. De la Bibliothèque Nationale de Paris n° 9113, Édition et Étude ; thèse, Strasbourg, 1996.

7. WOLFF, Philippe. Les origines linguistiques de l'Europe occidentale. Paris, Hachette, collection l'univers des connaissances, 1970, p. 166.

8. Gervais de Tilbury affirme dans la première partie des Otia imperialia que Salomon était le père de la philosophie naturelle. Il nous dit aussi « que Salomon fut le premier qui enclôt le malin esprit dans un anneau par lequel il commandait aux autres diables. » (Dominique GERNER, op. cit, tome II, p. 92.) Gervais de Tilbury reviendra dans la troisième partie de son ouvrage sur cette idée dans son chapitre sur la vertu de certaines pierres et de l’art magique. Gervais nous dit : « Il y a des gens qui estiment que la vertu des pierres et les conjurations magiques sont des fables : nous réfutons leur incrédulité par des expériences quotidiennes, non moins que par les écrits authentiques des saints Pères. En effet, comme nous l’avons noté dans la première partie au chapitre La découverte de la musique et les nombreuses inventions, Salomon enseigna à enclore des démons dans des anneaux et, aux moyen de sceaux, de formules magiques et d’exorcismes, à les faire venir, puis les enfermer. Nous savons aussi que Merlin, en Angleterre, transféra la « carole des géants » du mont Childard en Irlande au voisinage du mont Ambri, et qu’il érigea les pierre en plein air au moyen de conjurations, chose digne d’une admiration éternelle, comme nous l’avons mentionné dans la première partie, au chapitre qui traite des géants. » DUCHESNE, Annie. op. cit. p. 44.

9. Gervais nous dit avoir lu que les magiciens avaient réussi à ressusciter des morts en plaçant certaines formules magiques sous leurs aisselles ; ils avaient pu les faire parler et marcher, mais non manger, ce qui n’appartient qu’à Dieu. Selon Annie Duchesne, dans Le Livre Des Merveilles, note 80, p. 159, la source de Gervais de Tilbury est Pierre Le Mangeur. Dans un autre passage, Gervais de Tilbury nous révèle comment un homme en état de péché peut malgré tout continuer à bénéficier du pouvoir magique des pierres précieuses qu’il porte sur lui. Il suffit de les tremper dans du sang de colombe.

10.Dans la troisième partie de Otia Imperialia, Gervais de Tilbury fait valoir auprès de l’empereur germanique Othon IV de Brunswick qu’il a pu consulter des ouvrages de la tradition des savants hébreux. Selon ( Jean-Patrice BOUDET, Entre science et nigromance, Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, publications de la Sorbonne, 2006, p. 136 )  Gervais de Tilbury fait même « une allusion très nette au Schem hamephorasch, l’exposition du nom imprononçable de Dieu formé de 72 lettres hébraïques tirées de l’Exode (14,19-21), ces lettres correspondant, selon la tradition kabbalistique juive, aux 72 noms d’anges protecteurs qui peuvent être invoqués dans les opérations magiques et sont susceptibles d’être gravés sur 72 pierres. » À l’appui de ces affirmations, Gervais de Tilbury consent à nous citer un de ces fameux ouvrages de la tradition hébraïque. Il s’agit du Liber consecrationum lapidum. Il n’est pas douteux que pour sa pratique magique, Gervais de Tilbury se soit intéressé de près à l’ésotérisme juif. On le soupçonne fortement d’être un des premiers à s’être intéressé à un traité de magie juive, le Sefer Raziel du juif kabbaliste allemand Eleazar ben Juda ben Kalonimos (1176-1238).

Le Liber Razielis, ou Livre de l’ange Raziel, raconte l’histoire de l’ange Raziel qui serait apparu à Adam trois jours après son expulsion du Paradis et qui lui aurait donné un livre de magie révélant les mystères de la création. « Raziel » signifie « secret de Dieu » en hébreu. Deux annexes du Liber Razielis sont consacrées au fameux Semaphoras. La connaissance de ce nom caché et omnipotent de Dieu, retrouvé par Salomon, est susceptible de donner au roi magicien, nouveau Moïse, un pouvoir quasi-divin ». « Salomon dit : J’ai trouvé le Semiphoras, par lequel Moïse a fait les plaies en Égypte, a asséché la Mer rouge, produit de l’eau à partir de la pierre et traversé le désert, par lequel il savait tous les secrets de son peuple, a vaincu rois, princes et puissants, a parfait tout ce qu’il a voulu faire et accomplir, a détruit tout ce qu’il voulait détruire, et par lequel il a accompli tout ce qu’il a voulu en bien et en mal. » J.P. BOUDET, op. cit. p. 196-197

Si un homme pouvait détenir un tel pouvoir, on ne s’étonne plus que l’empereur germanique Othon IV de Brunswick ait voulu faire de Gervais de Tilbury son maréchal. 

11. À l’heure actuelle, le cursus universitaire de maître Gervais de Tilbury nous est très mal connu et nous ne pouvons nous appuyer que sur les rares allusions que Gervais de Tilbury nous a laissé de sa formation et du témoignage d’un chroniqueur de l’époque Raoul de Coggeshall  qui a connu personnellement « magister Gervatius ». Ce qui ressort est qu’il a reçu une éducation à la cour d’Henri II Plantagenêt. C’est probablement pendant cette période qu’il a étudié l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Ensuite, nous avons une absence totale d’informations, pour le retrouver à Bologne où il finit son cursus universitaire vers les années 1175. Certains ont pensé qu’entre ces deux époques, Gervais aurait étudié à Reims auprès de l’archevêque Guillaume aux Blanches Mains. Mais le témoignage de Raoul de Coggeshall laisse plutôt à penser que Gervais de Tilbury avait déjà son titre de maître et que s’il apparaît autour des années 1176 auprès de l’archevêque de Reims, c’est plutôt avec le statut de commensal – c’est-à-dire de clerc en attente de prébende.

Si nous nous basons sur les références qui ont construit l’œuvre de Gervais de Tilbury, on se rend compte qu’outre l’Historia Regum Britanniae de Geffroy de Monmouth, Gervais de Tilbury semble particulièrement influencé par l’Historia Scholastica de Pierre le Mangeur (1110-1179). Pierre le Mangeur dirigea l’école de théologie de Paris de 1164 à 1169 avant de devenir chanoine régulier de Saint-Victor de Paris  de 1170 jusqu’à sa mort en 1179. L’Historia Scholastica a été rédigé pendant que le maître donnait ses cours à l’illustre abbaye de Saint-Victor de Paris. Terminée en 1173, l’œuvre fut dédiée à Guillaume aux Blanches Mains, le futur protecteur de Gervais de Tilbury. Ce qui est particulièrement intéressant avec Pierre le Mangeur, c’est l’utilisation de sources non bibliques d’origine juive qui l’amènent à présenter Moïse et Salomon comme des praticiens de la magie. Pierre le Mangeur présente Salomon comme l’inventeur des exorcismes et utilisa à cette fin des pierres précieuses sur lesquelles il fit graver des caractères et des noms divins. Pierre le Mangeur se réfère explicitement sur ce point aux Liber imaginum, ouvrage de magie astrale. J.P. BOUDET,op. cit.p. 213-214

Gervais de Tilbury ne se contente pas de pomper l’œuvre du maître parisien pour élaborer la première partie des Otia imperialia, il adhère totalement à l’enseignement de ce maître qui faisait partie des chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris, communauté qui était en lien avec les chanoines réguliers installés sur l’ancien site du Temple de Salomon. Rappelons que la communauté des chanoines réguliers du Templum Domini réglait les offices religieux des Templiers installés sur l’esplanade du Temple de Salomon. Pierre le Mangeur s’intéresse notamment à la tenue du grand-prêtre d’Israël qui officiait dans l’ancien Temple de Salomon avec le rational ou pectoral porté par le grand-prêtre quand il entrait dans le sanctuaire – pectoral composé de douze pierres gravées aux noms des douze tribus d’Israël. On remarque que la tenue du grand-prêtre de la magie salomonienne s’inspirait partiellement de celle du grand-prêtre d’Israël comme en témoigne la Clavicula salomonis. Dans cet ouvrage est décrit la tenue du magicien, portant un habillement composé de souliers de cuir recouverts de chaussettes blanches, d’une robe de prêtre sur laquelle est cousue un pentaculum et d’une couronne. Dans sa main, le magicien portait un parchemin où était inscrit les caractères secrets comme le fameux semaphoras bien connu de maître Gervais de Tilbury. Jean-Patrice BOUDET, Entre science et nigromance , Astrologie, divination et magie dans l'Occident médiéval ( XIIe- XVsiècle ),Paris, publications de la Sorbonne, 2006. note 28 p. 359

12.C’est l’école épiscopale et néoplatonicienne de Chartres qui va vulgariser la réputation d’un Virgile « magicien ». Tout commence par une brillante interprétation des six premiers livres de l’Énéide de Virgile faite par un maître de cette école, Bernard de Chartres († 1130). Bernard voit dans Énée une figure de l’âme humaine, tombée sur terre dans la prison d’un corps, mais appelée à redécouvrir peu à peu, tout au long d’un parcours rédempteur, son origine divine grâce à l’acquisition progressive de connaissances exactes. C’est sur cette interprétation que le poète Dante Aligheri choisira Virgile comme guide dans sa Divine ComédieCette interprétation chartraine de l’œuvre de l’Énéide fait de Virgile un initié à la philosophie naturelle, un connaisseur des sciences comme la theologia, la mathematica et la phisica. Sur ce postulat, un glissement sémantique s’effectuera où le Virgile physicien deviendra petit à petit un Virgile magicien. Jean de Salisbury dénonce cette dérive dans son Policraticus (II,18) à propos de l’étude de la mathesis licite vers la mathesis illicite. Gervais de Tilbury n’hésite pas à faire référence à plusieurs reprises à la mathesis illicite, notamment à propos d’une statue de bronze dressée face au Vésuve censée empêcher les éruptions du volcan ou d’une mouche de bronze censée chasser les mouches de Naples, deux talismans dont il attribue la réalisation à Virgile. Voir : MORA Francine. « Virgile le magicien et l’Énéide des Chartrains ». In : Médiévales, n°26, 1994. Savoirs d’anciens pp. 39-57

13. C'est Guillaume aux Blanches Mains qui impose l'abraxas panthée, symbole gnostique, comme contre-sceau de la chancellerie du roi de France Louis VII, son beau-frère, dès 1174 alors que ce symbole n'apparaîtra au sein du Temple qu'en 1210.  voir: SAINT-HILAIRE(de), Paul. Les Sceaux templiers et leurs symboles, Puiseaux, éditions Pardès, 1991, p. 30 et note 26 p. 44.

abraxa panthe

14. Nous n’avons aucune indication sur le fait que Gervais de Tilbury se soit rendu à Tolède ou dans le royaume de Castille. Les seuls indices que nous pouvons retenir sont le fait que Gervais de Tilbury fait une remarque sur les enfants du couples royal qui pourrait laisser penser qu’il les a rencontré à la cour de Castille et le fait que Gervais de Tilbury qualifie Alphonse VIII de « roi de Compostelle ». On sait que Henri le Jeune, le protecteur de Gervais de Tilbury, avait demandé à son père le roi d’Angleterre l’autorisation de faire le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, ce que Henri II, roi d’Angleterre lui avait refusé . Sur ces maigres indices, on peut extrapoler le fait que Gervais de Tilbury aurait fait le pèlerinage de Saint-Jacques pour le compte de son protecteur Henri le Jeune et que, de retour de Compostelle, ce passionné de philosophie naturelle se serait rendu à Tolède. Si c’était le cas, cela se serait passé autour des années 1180-1183  et serait lié à sa première œuvre, Le livre des facéties, hélas aujourd’hui perdu et que Gervais avait dédié à l’héritier désigné du trône d’Angleterre, son protecteur Henri le Jeune

15. Selon la note d'Ernest TONNELAT, les caractères "a,b,c" signifiaient les éléments de l'écriture magique.

16. in: DUCHESNE, Annie (traduction). Le livre des merveilles, divertissement pour un Empereur (Troisième partie). Paris, les Belles-Lettres, 1992. note 10, p.153.

17. La principale source d’informations de Gervais de Tilbury sur la Terre Sainte est l’ouvrage de la description de la Terre Sainte par le  diacre Théodose. Gervais de Tilbury ne livre aucune anecdote personnelle qui pourrait laisser penser qu’il a fait le voyage en Palestine à un moment ou à un autre de sa vie. Dans la troisième partie des Otia Imperialia, concernant une merveille située dans les marches de la province d’Antioche, Gervais précise : « Si quelqu’un entreprend d’étudier attentivement l’étendue des terres, qu’il sache bien ceci : nous n’avons pas vérifié de nos yeux toutes les choses que nous avons écrites, mais nous en avons prises quelques-unes dans certains livres, d’autres ont été recueillies de la bouche de personnes de foi, sans rien emprunter aux discours des menteurs ni aux tromperies des mimes. » DUCHESNE, Annie, op. cit. p. 89

18. Compte tenu du contexte idéologique qui entoure la Troisième croisade lié aux théories eschatologiques formulées par Joachim de Flore à travers sa vision du Troisième Âge, il y a de grandes chances que Feirefis fût initié à la religion du Saint-Esprit. À l’aube du XIIIe siècle, cette religion est dominée par les figures titulaires du Prêtre Jean et des Rois Mages. Nos recherches sur Montsalvage comme la lecture des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury nous confortent à penser que nous sommes face à une liturgie du Saint-Esprit qui dès la fin du XIIe siècle s'est transformée en religion du Saint-Esprit avec pour fondement idéologique la gnose sethienne. Dans la première partie de son œuvre Otia Imperialia, Gervais de Tilbury n’hésite pas à faire de la Vierge Marie (patronne titulaire de l’ordre des Templiers) une descendante directe de la lignée de Seth. Dans le chapitre intitulé "De Seth dont descendit Notre-Dame", Gervais de Tilbury insiste plusieurs fois sur la notion de secret quand il parle de "la secrète pensée de la Vierge Marie" ou "des secrets amendements" qui accompagnent la naissance de Seth. Voir: PIGNATELLI, Cinzia. La Traduction des "Otia Imperialia" de Gervais de Tilbury par Jean d'Antioche dans le ms. de la Bibliothèque Nationale de Paris. Tome II Prima Decisio, p. 71

19. Pour les bonnes âmes, l’empereur germanique serait mort de la malaria ou de la dysenterie. Mais pour le chroniqueur de l’époque Aubry de Trois-Fontaines, l’empereur serait mort empoisonné par sa propre femme Constance de Hauteville, qui après la mort de son mari chasse les seigneurs germaniques de son royaume et confie la protection de la Sicile au pape Innocent III. Ce n’est pas la première fois que l’ordre des Templiers pourrait être soupçonné d’avoir procédé à des éliminations ciblées pour protéger les accords de 1192. L’assassinat le 28 avril 1192 à Tyr de Conrad de Montferrat, désigné nouveau roi de Jérusalem alors qu’il était l’ennemi personnel de Richard Cœur de Lion, pose question. De même, le meurtre le 21 juin 1208 à Bamberg de l’empereur germanique Philippe de Souabe alors qu’il était en train de reprendre les projets de croisade germanique initiés par son frère l’empereur Henri VI pose les mêmes questions. Si on comprend bien que l’ordre du Temple ne pouvait agir directement dans des affaires aussi délicates, on se demande s’il n’a pas fait sous-traiter l’exécution de ses basses œuvres par des confréries affiliées à l’ordre, comme la confrérie des Assassins pour Conrad de Montferrat. Les territoires de la secte des Assassins faisaient partie intégrante des accords de 1192 signés par Richard Cœur de Lion. De même, avec la confrérie des Rois Mages pour l’exécution de Philippe de Souabe, confrérie plus à même d’intervenir sur le territoire allemand et proche en cet instant de son principal opposant Othon IV de Brunswick.

20. L'Estoire de Eracles et la Chronique d'Ernoul nous révèlent que le sultan Al Malik al'-Adil envoya des émissaires au doge de Venise pour offrir aux vénitiens or et franchises dans le port d'Alexandrie en Egypte en échange du détournement de la Quatrième Croisade vers Constantinople. Voir: GROUSSET, René. Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris, édition Perrin, 1991 (1936), tome III, p. 172.

21. Guillaume Aux Blanches Mains, fils de Thibaut IV de Blois, comte de Champagne, était l’oncle du roi de Jérusalem Henri II de Champagne (1192-1197). En 1194, Henri II, roi de Jérusalem, accompagné des Templiers, rendit visite au grand-maître des Assassins. Cette rencontre avait pour but de confirmer l’alliance qui unissait la secte des ismaéliens aux nouveaux états francs de Terre Sainte. Lors de cette rencontre, le maître des ismaéliens n’hésita pas à proposer les services de ses fidèles si le roi cherchait à se débarrasser de rivaux encombrants. Et pour bien montrer la détermination de ses hommes, il ordonna à deux d’entre eux de se précipiter du haut des tours du château dans lequel le roi était accueilli. Les deux hommes s’exécutèrent sans broncher et finirent démembrés au pied de la muraille. Nous savons aussi que le roi de Jérusalem Henri II entretenait d’excellentes relations avec son oncle puisque l’astrologue du roi Eudes de Champagne dédicacera son traité d’astrologie réalisé en Terre Sainte, le Libellus de efficatia artis astrologice à l’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains.

22. On remarque que l’article 28 des Frères Élus conseille la lecture du Policraticus de Jean de Salisbury. Quoiqu’on en pense, les statuts secrets de maître Roncelin de Fos sont beaucoup moins sulfureux que ce que laisse transparaître la lecture de la troisième partie de Otia Imperialia. Même si Gervais de Tilbury cache sa vraie nature de magicien derrière des récits « merveilleux », toute son œuvre est ponctuée d’exemples qui démontrent que Gervais de Tilbury a soit pratiqué, soit assisté à des pratiques magiques dont certaines relèvent même de la nécromancie.

23. Arrêt probablement tout relatif puisque dans son Liber visionum, écrit entre 1304 et 1317, le négromancien Jean de Morigny, qui est aussi moine bénédictin, nous dit qu'il a commencé ses études par l'école épiscopale de Chartres. BOUDET Jean. op. cit. p. 387

24. Dans l’ouvrage De Imaginibus attribué à Thebit qui faisait partie du corpus de la magie blanche, on rapporte les propos d’Aristote,  « qui disent la nécessité pour qui veut étudier la philosophie, la géométrie et toute autre science, de connaître la science des astres ; "or la partie la plus sublime et la plus haute de la science des astres est la science des images." » voir: WEILL-PAROT, Nicolas. Les « images astrologiques » au Moyen-Âge et à la Renaissance, Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle). Paris, honoré Champion éditeur, 2002, p. 64-65.

25. Guillaume d’Auvergne (1180-1249), maître en théologie à l’université de Paris (1225), évêque de la ville (1228), nous mettra en garde dans son œuvre De legibus contre les idolâtres qui prétendent couler, sculpter ou fabriquer des dieux factices. Guillaume d’Auvergne fait spécifiquement référence à Hermès Trismégiste. Hermès explique à Asclépius dans un texte du même nom d’origine grecque attesté dès le  IVe siècle après J.C. que non seulement l’homme progresse vers Dieu mais qu’il peut aussi créer des dieux. Hermès précise qu’il parle bien de « statues pourvues d’une âme, conscientes, pleines de souffle vital, capables de prévoir l’avenir, et susceptibles aussi bien de guérir les hommes et de leur apporter de la joie que de leur infliger de la maladie et de la douleur. » Voir : WEILL-PAROT, Nicolas. Les « images astrologiques » au Moyen-Âge et à la Renaissance, Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle). Paris, Honoré Champion Éditeur, 2002, p. 188-189

26. Dans son ouvrage Entre science et nigromance, Astrologie divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle) pp. 383-385, Jean-Patrice BOUDET essaye de déterminer le profil type d’un nigromancien au Moyen-Âge. Il en ressort que c’est un clerc car la plupart des recueils de magie de cette époque sont rédigés en latin et que pendant sa formation scolaire il a été amené à pratiquer l’ars notaria, une magie scolaire proche de l’art de la mémoire et qui prépare le futur magicien aux techniques des rituels nécessaires dans la pratique de la magie savante. En dernier lieu, il doit être prêtre ou bénéficier de la complicité active d’un prêtre car les rituels pour invoquer les démons correspondent à des cérémonies parareligieuses qui nécessitent des éléments consacrés par le rituel chrétien. Ce profil défini par Jean-Patrice BOUDET va comme un gant au cursus de Gervais de Tilbury, parent de l’archevêque d’Arles et qui dût être considéré dans les milieux autorisés comme un des plus éminents magiciens de son temps. Si nous allons jusqu’au bout de ce raisonnement, on peut se demander dans quelle mesure les communautés de chanoines réguliers de cette époque ( celle d’Arles en particulier, mais bien d’autres pourraient être citées dans toute l’Europe ) ont participé à des rituels de magie. La question est : quand on parle de dérive gnostique de ces communautés, cela implique-t-il la pratique de rituels magiques réalisées au sein même des chapitres cathédraux ? Si tel était le cas, on comprendrait mieux pourquoi dans les milieux ecclésiastiques un grand effort a été fait pour distinguer la pratique de la magie blanche de celle de la magie noire - effort que l’on doit notamment au grand théologien allemand Albert le Grand (1200-1280) auquel on attribue le Speculum Astronomiae. Pour Albert le Grand, dans son Commentaire sur l’Évangile de saint Mathieu, une distinction doit être faite entre les mages (et il pense en premier lieu aux rois mages) qui s’intéressent aux merveilles de la nature et les magi malefici. Albert le Grand a professé à Cologne, siège de la confrérie des rois mages, dont selon toutes probabilités Gervais de Tilbury avait fait partie en provence.

27.DAILLIEZ, Laurent. Les Templiers ces inconnus. Librairie académique Perrin, 1998 (1972), p.247.

28. DEMURGER, Alain. Jacques de Molay, Le crépuscule des templiers. Paris, éditions Payot et Rivages, 2002, p. 285.

29. ROUQUETTE, Jean-Maurice (sous la direction de). Arles: histoire, territoires et cultures. Paris, Actes Sud, 2008, p. 343.

30. L'hypothèse selon laquelle le dénommé Gervasius, prévôt de l'abbaye d'Ebstorf où fut élaborée une mappa mundi, serait en réalité Gervais de Tilbury nous laisse plus que sceptique. La réalisation de la mappa mundi paraît une démarche beaucoup trop rationnelle pour un homme dont l'objectif principal a été de chercher à nous prouver toute sa vie durant qu'il existait un monde surnaturel.

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