le Nouveau Monastère
Le Nouveau Monastère de Cîteaux fondé en 1098 par Robert de Molesmes est issu d'une remise en cause de l'ordre bénédictin de Cluny. Cette réforme et la volonté de suivre la Stricte Observance Bénédictine allaient bien au-delà d'un simple retour à la pauvreté des origines, perdue par les clunisiens. Il s'agissait bien en défrichant le marais des Cistels et en construisant le Novum Monasterium de poser les fondations d'un monde nouveau .
Une nouvelle gouvernance au sein des abbayes
Une organisation du pouvoir complètement inédite fait souffler un vent nouveau au sein des monastères . La Charte de Charité, du nom du nouveau lien qui unit les abbayes-filles à leurs mères établit une organisation du pouvoir horizontale – en tous points opposée à celle de Cluny car les abbayes sont financièrement indépendantes et peuvent élire leur abbé. La Charte approuvée par le pape en 1119 fixe dans ses trente articles les bases d'une démocratie interne, plaçant même l'abbaye-mère sous l'autorité du Chapitre Général qui est le véritable organe de décision de l'ordre.
un prototype de parlement européen
Le Chapitre Général rassemble les abbés des abbayes cisterciennes qui ont essaimé à travers l'Europe et qui ont pour seule obligation vis-à-vis de l'abbaye-mère de venir à ce rendez-vous annuel. Parmi les moines, il y a des personnalités parmi les plus influentes de l'époque comme Saint Bernard, fondateur de l'abbaye de Clairvaux et confesseur d'Aliénor d'Aquitaine, reine de France puis reine d'Angleterre, ou Otton de Freising , abbé de Morimond, qui est aussi l'oncle de l'empereur Frédéric Barberousse, ou encore le frère du roi Louis VII, Henri de France. Rassemblant des personnalités de différentes nations européennes en un même espace de délibération, le Chapitre Général fonctionne comme un parlement européen avant la lettre.
Une nouvelle chevalerie
L'émergence de l'ordre cistercien correspond avec celle des Templiers, dont le parrainage sera confié à Saint Bernard. En rédigeant son Éloge à la Nouvelle Milice, en validant le concept de moine-soldat, Saint-Bernard officialisait la naissance d'une nouvelle chevalerie – dont les premiers élans d'émancipation étaient apparus avec l'effondrement de l'empire carolingien. Les comtes d'Anjou, de Champagne, de Flandre qui s'investiront dans la nouvelle milice avaient en commun d'être plus riches et plus puissants que le roi de France dont ils étaient les vassaux. Ils veulent gouverner avec le roi et non plus sous le roi. Pour eux, la Stricte Observance Bénédictine des cisterciens rappelait à bon escient les principes fondateurs de Saint Benoît qui avait amené l'idée de la limitation de l'autorité par la loi et la désignation du détenteur de cette autorité par élection. Pour eux, la chevalerie du Temple et le royaume latin de Jérusalem sont l'opportunité de définir de nouvelles bases pour la légitimité du pouvoir inspirées des institutions cisterciennes et qui remettaient en question le droit féodal franc.
À la croisée des chemins
L'idéal d'une chevalerie réformée, convertie au modèle monastique telle qu'elle était diffusée dans les romans de la Table Ronde, restait bien littéraire dans un monde féodal où la place à la table des décideurs demeurait réservée à ceux qui avaient su asseoir leur pouvoir sur de larges fiefs.
L'économie marchande des villes qui ouvrirait les portes du pouvoir aux bourgeois en était encore à ses prémices. La tradition féodale reprendra rapidement le dessus sur les élans égalitaristes des premiers temps, et l'ordre cistercien, pionnier à ses débuts – ouvrant l'accès à l'habit blanc et au Chapitre Général à ceux qui, nobles ou non, maîtrisaient le latin - sera rattrapé par les courants conservateurs de l'aristocratie garnissant ses rangs. Joachim de Flore, plein de reproches vis-à-vis de cette dérive nobiliaire, ira semer ailleurs l'espoir d'un monde nouveau – abandonnant sa charge d'abbé du monastère cistercien de Corazzo en 1194 pour fonder le monastère de Flore, plus fidèle à l'esprit des origines.
un nouveau statut pour le laïc
Faut-il alors réduire le rôle de Cîteaux à celui d'être un espace à la croisée des chemins dans une période de transition et d'hésitations, avant que l'aristocratie affiliée à ses abbayes ne se range dans le camp qu'elle avait un moment combattu? Certainement pas, et si, plus d'un siècle plus tard, Dante dans sa Divine Comédie chemine de Virgile à Saint Bernard c'est pour nous indiquer une route, une tradition, à laquelle les cisterciens ont beaucoup apporté et dont le tracé reste en grande partie à redécouvrir. Pour Dante, cette route passe par le Purgatoire, au sommet duquel il nous offre « la couronne et la mitre », c'est-à-dire le libre-arbitre, et sa Comédie retrace le parcours d'un homme qui conquiert une liberté nouvelle, celle de l'homme laïc sur son destin. Cette conquête est le fruit de la démarche cistercienne, à laquelle Dante rend grâce en faisant de Saint Bernard son guide au Paradis.
Par leur travail théorique, avec leur participation à l'élaboration d'une théologie du purgatoire plus tard aboutie dans l'œuvre du dominicain Saint Thomas d'Aquin, mais aussi très concrètement par la place qu'ils accordent au convers dans les abbayes, les cisterciens participent à créer un nouveau statut pour les laïcs. Dans un monde où les pouvoirs monarchique et pontifical s'affrontent pour asseoir leur hégémonie, les cisterciens ont tracé une voie inédite, posant les bases d'une organisation politique nouvelle basée sur la séparation des pouvoirs temporels et spirituels, la laïcité. Ils ont été au cœur de l'innovation technologique, en agriculture, en architecture, créant le cadre matériel et symbolique pour construire une société laïque et plurielle qui reste un modèle à atteindre aujourd'hui.
par Gisèle SCHMIT