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L’Abbé Vertot, l’ordre de Malte et les Templiers

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Ordre de Malte et Templiers au XVIIIe siècle

 

En 1726, l’abbé Vertot (1655-1735) publie un véritable best-seller, avec son Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem appellez depuis les chevaliers Rhodes, et aujourd’hui les chevaliers de Malte. L’ouvrage de l’abbé Vertot sera réédité six fois entre 1727 et 17611. Ce qui est surprenant dans cette histoire des chevaliers de Malte, c’est que l’on y parle beaucoup des Templiers. Beaucoup plus que ce à quoi on pourrait s’attendre d’une histoire ordinaire sur l’ordre de Malte. Commandé en 1720, il aura fallu six ans à l’abbé Vertot pour réaliser cette publication en quatre volumes. Mais surtout, dès le premier tome, on a la surprise de constater que l’ordre de Malte revendique une filiation directe avec l’ordre des Templiers. Cette ouvrage, commencé à peine trois ans après la création à Londres de la société secrète des francs-maçons en 1717, ne va  certainement pas rester inaperçu lors de sa publication.

 

Grâce à l’inventaire réalisé après le décès du Comte de Clermont en 1771, nous savons que l’Histoire de Malte de l’abbé Vertot figurait en bonne place dans la bibliothèque du grand maître de l’ordre maçonnique de France2, dont la grande loge s’intitulait loge de Saint-Jean de Jérusalem.  L’abbé Vertot figure aussi comme l’une des six références qu’un frère maçon au grade de grand inspecteur grand élu ou chevalier Kadosh doit avoir consulté3. Ce grade maçonnique est en effet celui où le frère maçon est fait chevalier templier au sein du rite de perfection, ancêtre du rite écossais ancien et accepté.

 

Dans ces conditions, on peut se demander qui furent les commanditaires de cette si singulière histoire de l’ordre de Malte. Si l’on se réfère à la préface et surtout aux deux portraits généreusement présentés aux côtés de ceux des grands maîtres de l’ordre de Malte, on peut supposer qu’un premier commanditaire était Jean-Jacques, bailli de Mesmes, ambassadeur de l’ordre de Malte en France, nommé en 1715.

 
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Le deuxième portrait est celui de Jean Philippe d’Orléans  dit le « chevalier d’Orléans » grand prieur de France de l’ordre de Malte, nommé en 1719, résident dans l’ancien enclos des templiers de Paris.

 
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On remarquera que le chevalier d’Orléans, fils du régent grand prieur résidant au Temple s’est fait représenter avec un poignard placé sur l’épaule en partie cachée par son manteau. L’épée et le poignard faisaient partie des armes d’un chevalier de Malte. Le poignard des grands maîtres de l'ordre de Malte est exposé au musée du Louvre. Il a été remis avec l'épée à Napoléon Bonaparte lors de la capitulation de Malte en 1798.

 
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Le poignard est aussi un des attributs symboliques du grade dit « de vengeance »  dans le rituel des Templiers francs-maçons.

 

Mais que nous dit l’abbé Vertot qui ait tant intéressé ces fameux Templiers francs-maçons. L’abbé précise : « Hugues de Payens, Geoffroy de saint Aldemar, et sept autres gentilshommes, tous Français [ ….] formèrent entre-eux une petite société [….]. Ce n’était d’abord qu’une simple association de quelques particuliers, et qui sans s’assujettir à aucune règle, et sans avoir pris l’habit de Religieux, allaient au-devant des pèlerins, quand ils en étaient requis. Brompton Historien presque contemporain, rapporte que de son temps on prétendait que ces Gentilshommes étaient des élèves des Hospitaliers, qui ne subsistèrent pendant plusieurs années que par leur secours. Ils s’étaient retirez dans une maison proche le Temple, ce qui leur fit donner depuis le nom de Templiers, ou de Chevaliers du Temple »4. Le phrasé subtil de l’abbé Vertot nous laisse entrevoir que Temple et Templier sont synonymes et que ces chevaliers avaient formé une petite société élève des Hospitaliers. 

 

Ce discours a priori anodin devait cependant attirer l’attention de tous les initiés qui savaient que  dans l’enclos du Temple de Paris, siège de l’ordre de Malte en France, s’étaient constituée, sous l’autorité du grand prieur de France Philippe de Vendôme (1678-1719), la société du Temple. C’est à dire la « société des Templiers » si l’on retient les leçons de l’abbé Vertot.

 

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Cette société accueillait dans l'enclos du Temple de Paris des chevaliers de Malte5 mais surtout des personnalités françaises de haute qualité6, comme l'écrivain et philosophe Monsieur Voltaire ou le mathématicien Nicolas de Malézieu auteur d'un traité sur l'application de l'algèbre à la géométrie.

 

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De là à penser que ce sont ces Templiers élèves des Hospitaliers qui ont commandé cette histoire de l’ordre de Malte il n’y a qu’un petit pas que visiblement tous les dignitaires francs-maçons bien informés ont fait.

 

Un peu plus loin dans son récit, l’abbé Vertot rajoute à propos des Templiers: « au bruit même de leurs exploits, on leur fit de magnifiques donations, et Brompton dont nous venons de parler, ajoute que cette Société naissante, et cette fille de la Maison de Saint Jean devint en peu de temps si riche et si puissante, que la fille, dit-il, faisait ombre à la mère, et semblait la vouloir obscurcir. Quoi qu’il en soit de ce qu’avance cet Historien, il faut convenir que l’un et l’autre Ordre furent les plus fermes appuis de Jérusalem [….] en sorte que c’est en quelque manière écrire l’histoire de ces deux Ordres que de rapporter les différents évènement de cette Monarchie ».7

 

Ordre de Malte et Templiers au XVe siècle

  

Ces deux passages de l’abbé Vertot  sur les Templiers appellent quelques commentaires. L’historien de référence John Brompton est un abbé cistercien de l’abbaye de Jervaulx, fille de la Claire Vallée située dans le Yorkshire au nord de l’Angleterre. Il semblerait que la chronique du moine John Brompton qui couvre la période de 588 à 1199 soit en réalité une copie faite pour la bibliothèque de son abbaye d’une  autre chronique, celle du moine bénédictin Ranulf Higdon (1299-1363) du monastère Saint Weburg à Chester. La chronique du moine Higdon le « polychronicon » à été rédigée autour des années 1330-1363, c’est-à-dire après le procès des Templiers. Quant à l’abbé John Brompton, il est décédé vers 1464. Ces deux chroniqueurs ne sont donc pas contemporains des faits qui pourraient concerner les Templiers. 

 

Par contre, quand John Brompton affirme que de son temps (au XVe siècle) on prétendait que les Templiers étaient des élèves des Hospitaliers, cela est confirmé par un document issu de l’ordre des Hospitaliers. Ce document composé avant 1472, s’intitule  la « Chronique  des Maîtres décédés de l’hôpital ». Dans cette chronique il est dit: « maître Guillaume de Châteauneuf acheta du temple les reliefs ( les restes alimentaires ) qu’ils prenaient de notre Hôpital selon l’usage qui entendez. Il se trouve que l’ordre du temple remonte aux reliefs que maître Roger de moulin avait concédé à 25 donnés de l’Hôpital  qui étaient obligés de garder le col qui était le lieu de tant de malheurs qu’il n’y avait pas de pèlerin de passage qu’il ne soit dérobé ou tué. Pour cette raison, pour maintenir la sécurité de ce col, ledit maître s’obligea envers ces 25 donnés avec les restes des repas. Ces donnés avaient un cheval, avec une selle dotée de trois arçons, qui était montée par les pèlerins  sains et saufs. A cause de l’efficacité de leur action, ils obtinrent une renommée tellement convenable dans le monde qu’on les combla de bien en sorte qu’il touchèrent une bonne condition. Ainsi, avec le permis du maître, ils supplièrent le pape qu’il leur donne pour vrai habit une robe blanche avec la croix rouge pur se différencier du nôtre qui est noir avec la croix blanche sur la poitrine. Cela est la vérité et ils avaient comme sceau un cheval avec trois arçon. Et  partir du [ lacune ] le maître a gardé et garde une bulle de cire avec l’empreinte d’un frère de la ceinture en dessus. On peut ainsi conclure que, pendant que le Temple dura, les donnés eurent les restes des repas. Mais ce maître Guillaume de Châteauneuf acheta du maître du Temple- qui était son frère charnel- lesdits restes pour un cheval. Ainsi, comme les restes avaient été donnés pour un cheval, pour un cheval furent enlevés »8.                                              

 

Il y a beaucoup de faussetés dans ce texte mais ce qui nous intéresse c’est l’intention. Dans la première moitié du XVe siècle, l’ordre des Hospitaliers affirme que les Templiers étaient à l’origine des donnats de leur ordre. Ce texte met aussi en avant les liens fraternels qui existaient entre les deux ordres par le fait qu’à une époque les grands maîtres des deux ordres étaient des frères charnels. Le texte parle de Guillaume de Chateauneuf (1243-1258) mais si on s’en tient aux faits, cela se produisit avec le grand maître des Hospitaliers Garin de Montaigu (1207-1228) dont le frère Pierre de Montaigu fut élu grand maître des Templiers de 1219 à 1232.

 

Cette tradition de vouloir faire des frères templiers des donnats de l’ordre des Hospitaliers  au XVe siècle pourrait s’appuyer sur les déclarations d’un témoin au procès des Templiers en 1311: celles du notaire italien Antonio Sicci de Verceil, au service des Templiers en Terre Sainte pendant quarante ans.

 

Ordre de Malte et Templiers au XIVe siècle

 

Pendant le procès des Templiers, le notaire Antonio Sicci de Verceil déclara que des Templiers lui avaient dit: « Deux nobles chevaliers bourguignons furent à l’origine de l’ordre de la milice du Temple dans la manière suivante: ces deux chevaliers gardaient le col qui est appelé aujourd’hui Château Pèlerin et qui à l’époque s’appelait « Col des Pèlerins ». A cet endroit, ceux qui étaient en marche pour le Sépulcre de Jérusalem étaient dépouillés et aussi tués. Ces chevaliers gardèrent longtemps ce passage, pendant à peu près neuf ans, car ils ne reçurent que neuf associés. Ainsi, à cause des mérites de leur bonté qui s’était manifestée dans l’exercice de la garde de ce col pour la foi catholique et la sécurité des voyageurs, le pape de l’époque confirma leur ordre avec  l’habit qu’ils avaient pris et permis que tous les relevia [ les restes alimentaires ] des frères de la maison de l’Hôpital de saint jean de Jérusalem, destinés à soutenir ledit ordre - pour la sécurité et la liberté de la terre sainte à laquelle ils se dédiaient - soient désormais d’usage et de propriété des templiers »9.

 

Avec ce dernier témoignage, on ne peut pas en conclure que les Templiers à leurs débuts étaient des donnats de l’ordre des Hospitaliers mais seulement qu’ils bénéficiaient du gîte et du couvert des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Selon l’historienne Simonetta Cerrini qui a publié ces témoignages, le fait d’insister sur le droit de reliefs que les Templiers avaient sur l’Hôpital pendant leur procès pourrait être une manière de justifier aux yeux des princes la dévolution des biens de ces infortunés Templiers à leur frères de l’Hôpital. Dévolution qui n’était  pas acquise tant les biens des Templiers suscitaient la convoitise des puissants. La détermination du pape Clément V permit à l’Église romaine d’imposer ses vues sur ce sujet. Au concile de Vienne (16 octobre 1311- 6 mai 1312), le pape fulmine la bulle  Ad providam le 2 mai 1312 qui donne aux Hospitaliers les biens des Templiers excepté en Castille, dans une partie de l’Aragon, au Portugal  et à Majorque. 

 

Le dernier jour du concile de Vienne, l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem va aussi hériter du personnel templier. Par la bulle Considerantes dudum fulminée le 6 mai 1312, est demandé aux Hospitaliers de recevoir les anciens Templiers qui dorénavant porteront le manteau des Hospitaliers. En plus de cela, l’ordre doit leur verser une pension à prélever sur les revenus des commanderies templières passées sous leur juridiction. 

 

Pour la seule province d’Aragon, les Hospitaliers vont verser une pension à cent neuf anciens Templiers répartis sur vingt-six maisons ou commanderies10. Les conciles provinciaux et les commissions diocésaines chargés après le concile de Vienne de fixer les montants des pensions ont été particulièrement généreux vis-à-vis des anciens Templiers. L’évêque de Tarragone écrivit au roi de Majorque que le frère templier Raymond Sa Guardia devra être placé dans son ancienne commanderie du Mas Deu avec une pension de 350 livres que les Hospitaliers continueront à lui payer jusqu’à sa mort. Sur l’ancienne commanderie templière du Mas Deu, devenue hospitalière, c’est au total seize frères de l’ancien ordre du Temple qui seront pensionnés par l’Hôpital. Parmi eux se trouve un maçon et tailleur de pierre nommé Raymond Carme qui travaille sur Perpignan11. Le dernier ancien Templier à recevoir une pension en Roussillon sera le frère Berenger de Coll jusqu’en 1350.12

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Faute d’étude générale sur ce sujet précis, il reste encore très difficile d’évaluer le nombre de frères templiers qui vont ainsi retrouver leur ancienne commanderie sous le manteau des Hospitaliers mais c’est pour le moins plusieurs centaines, voire plus. Lors du Concile de Vienne, neuf Templiers qui se présentent pour la défense de l'ordre affirment qu'il y avait mille cinq cents à deux mille Templiers à Lyon et  dans les environs prêts à les soutenir13. En Picardie, une enquête sur les revenus de la maison de Bertagnemont en Laonnois révèle la présence, aux côtés de trois Hospitaliers « de souche », d’Adam, dit « Torchon », et Gautier, dit « de Sommereux », jadis de l’ordre du Temple, et de Marie, dite « de Thori », noble, soeur jadis du Temple à qui l’on paye chaque semaine pour ses dépenses douze sous et six deniers tournois ainsi que cent sous tournois pour ses vêtements pour l’année. Il y a dans la même maison une autre Marie également ancienne soeur du Temple, ce qui fait que dans cette maison de l’Hôpital les anciens Templiers sont en majorité. Dans deux autres maisons du Laonnois, Thori et Puiseux-sous-Laon, on compte cinq soeurs et un frère jadis du Temple.14

 

L’enquête pontificale sur les revenus de l’ordre de l’Hôpital commandée en 1338 nous informe que les Templiers sont partout. Parmi les  chevaliers hospitaliers de Nice, deux anciens Templiers sont cités: Raimond d’Orange et Guillaume Posqueiras. À Valence, c’est Jean de Mornas ancien Templier. En Angleterre en 1338, les Hospitaliers versent encore une pension à douze anciens Templiers.

 

En réalité, les Hospitaliers n’avaient pas le personnel nécessaire pour gérer toutes les nouvelles commanderies issues de l’ancien ordre des Templiers et ils furent finalement plutôt soulagés, voire honorés, que ces nouveaux martyrs de l’Occident daignent porter le manteau à la croix blanche de l’Hôpital pour continuer à gérer leurs anciennes commanderies à leur profit, hormis il est vrai les fameuses pensions qui étaient parfois exagérés pour des frères qui avaient fait voeu de pauvreté. Les Hospitaliers s’en plaignirent au pape Jean XXII, qui intervint en décembre 1318, en exigeant que des commissaires soient chargés de modérer le taux des allocations concédées dans  vingt-quatre diocèses français, dans ceux d’York, de Londres, de Cantorbéry, de Dublin, de Tournai, de Liège, de Camin, de Cologne, de Magdebourg, de Mayence, en Italie dans les diocèses de Castello, d’Asti, de Milan, de Bologne, de Pérouse, de Naples, de Trani, dans l’île de Chypre à Nicosie.15

 

Pas rancuniers, les frères de l’ancien ordre du Temple vont gérer les affaires pour l’Hôpital, comme le commandeur de la maison de Besançon, cité dans un acte de 1323 comme suit : « frère Gilles de Dole recteur de la maison autrefois du temple de Besançon, et lui-même autrefois membre de l'ordre.16 » ou l’ancien Templier, Olivier de Penne, protégé du pape Clément V, précepteur en 1318 de la moitié de la Seigneurie de Cas près de Calus, moitié confisquée aux Templiers et donnée aux Hospitaliers.17

 

Templiers, des valeurs en noir et blanc 

 

Cette situation aurait pu poser quelques problèmes pour des esprits chagrins. Après tout, les frères templiers ne venaient-ils pas d’avouer d’avoir craché sur la croix du Christ le jour de leur admission?

 

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D’avoir pratiqué des baisers obscènes ( in ore, in umbilico et in fine spinoe dorsi ) sur la bouche, sur le nombril et à l’extrémité de l’épine dorsale?

  

D’avoir reçu du commandeur une cordelette sortie d’un coffret? Cette cordelette que le frère templier devait toujours porter autour de la taille, et qui, disait-on, avait été mise en contact avec la mystérieuse figure du puissant Baphomet. On peut ajouter à cela le contre-sceau de dignitaire templier comme André de Colours, maître de la province de France (1208 - 1219) représentant un abraxas penthée avec en exergue l’inscription + : SECRETVM TEMPLI : 

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Suite à nos recherches sur la religion des frères templiers, nous avons un certain nombre d’éléments qui nous permettent de penser que certains d’entre eux ont fini par pratiquer la gnose - et une gnose chrétienne bien particulière, que l’on pourrait qualifier de Séthienne. Cette gnose originaire de la région d’Édesse est très influencée par la civilisation des prêtres mages de l’ancienne Perse ainsi que par le livre d’Hénoch venu d’Éthiopie jusqu’en Égypte, qui nous révèle que ce sont les anges déchus qui ont apporté la connaissance aux hommes.

 


La liturgie du Baphomet des frères templiers est très complexe. À l’origine, le Baphomet est une figure anagogique, c’est à dire une figure du ciel qui révèle un sens spirituel des Évangiles. Il incarne le moment de la venue du Paraclet promis par Jésus où il est annoncé la restauration du royaume d’Israël. Cette figure a été portée par les chanoines réguliers de Saint-Sernin de Toulouse lors du départ de la 1er croisade en mai 1096 conduite militairement par le comte de Toulouse Raymond de Saint-Gilles (1042-1105). Mais la figure choisie par les chanoines réguliers et reprise par les Templiers est particulièrement ambiguë puisque c’est la figure zodiacale du solstice d’hiver qui est censé représenter le message du Paraclet. Située entre le signe du Sagittaire et la chèvre Capricorne, cette figure astrale correspondait dans l’ancienne religion romaine à la porte des dieux que l’âme du gnostique devait franchir pour retrouver à travers l’ascension des sphères célestes sa patrie lumineuse. On croit comprendre que cette figure incarne au XIe siècle le passage d'un statut de l'homme pensé comme fautif et pécheur porté par un Christ crucifié exalté par les clunisiens et par conséquent assujetti au droit divin du Saint Empereur Romain Germanique, à celui de citoyen libre et égal en droits d'une République Chrétienne représenté par l'enfant Jésus et la croix à branches égales et qui s'apprête à libérer Jérusalem.

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Le solstice d’hiver est aussi le moment où la nuit est la plus longue de l’année  et c’est au bout de cette nuit sans fin que la lumière s’apprête à vaincre les ténèbres. C’est pour cette raison que les gnostiques séthiens vont associer le solstice d’hiver au « porteur de lumière » que les romains appelaient Lucifer.

 

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C’est sur le prince des anges déchus que le gnostique séthien compte pour accéder à cette connaissance qui vous fait retrouver la patrie des âmes lumineuses. Il est à craindre que ces gnostiques  ne recherchaient qu'à posséder des pouvoirs surnaturels à travers des sciences occultes comme la magie, l'astrologie, l'alchimie etc, et qui fondamentalement participaient à pervertir la liturgie originelle des frères templiers. On pense à des âmes damnées comme le sieur Gervais de Tilbury. C'est en tout cas le constat que faisait en 1531, Henri Corneille Agrippa dans son oeuvre " Les Trois Livres de la Philosophie Occulte ou Magie" où il écrit :" Nul n'ignore qu'il est possible d'attirer les mauvais génies par des cérémonies profanes. C'est, selon Psellos, ce que faisaient les mages gnostiques [....] Ceci n'est pas sans rappeler, si ces faits sont exacts et ne sont pas des fables, ce que l'on peut lire sur l'hérésie détestable des templiers..."18

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Si l’on veut avoir un regard plus rationnel et pour tout dire plus démocrate, sur la démarche des frères templiers, à l’exemple du poète Dante Alighieri, on pensera qu'elle passe par la recherche de la preuve ontologique de l’existence de Dieu qui légitime la gouvernance des laïcs sur le royaume de Jérusalem. Preuve qui dans la tradition occidentale issue de la culture gréco-romaine s'exprime à travers l'art de la géométrie et de l'architecture, "Le Grand Architecte de l'Univers".

 

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D’un point de vue chrétien, cette démarche s’apparente à la voie de la dissemblance, la voie de la divine ténèbre ou (divine comédie). C’est une descente aux enfers dans le royaume du prince des anges déchus. Évidemment, la présence de Lucifer, pour le citoyen démocrate, est là pour mettre en garde le chercheur sur les dangers de cette quête. En sachant que ce pèlerinage ne vaut que pour ceux qui aiment Dieu. Pour les autres, le rique est qu'à la fin du chemin, le feu de la Pentecôte ne soit pas celui du Saint-Esprit mais bien celui des flammes de l'Enfer.

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Lors du concile de Vienne, le pape Clément V, face à hostilité de la majorité des prélats présents, avait supprimé l’ordre des Templiers « ex officio » par rigueur de justice ou plénitude de pouvoir.19 Le pape s’était cependant abstenu de proclamer la « damnatio memoriae »,20 ce qui permit aux frères de l’ancien ordre des Templiers, une fois réconciliés avec l’Église, de reprendre une activité normale sous le manteau de l’Hôpital. Avec de surcroit de généreuses pensions allouées et une réputation de héros et de martyrs qui cadraient mal avec les faits reprochés. Il est vrai que les Templiers ont aussi participé à faire la fortune  des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

 

Les Hospitaliers héritiers des Templiers

 

Dans son histoire des chevaliers de Malte, l’abbé Vertot nous dit: « la conquête de l’isle de Rhodes et la dépouille des grand biens des templiers élevèrent l’ordre Militaire de Saint Jean à un degré de grandeur comparable à celui de plusieurs souverains de l’Europe ».21L’ordre des Templiers, beaucoup plus puissant que celui des Hospitaliers, a dans certaines provinces d’Europe triplé le nombre de ses commanderies ainsi que ses revenus. À tel point que l’abbé Vertot fait remarquer: « Depuis  l’union des grands biens des templiers à l’ordre de Saint Jean, la plupart des chevaliers se trouvaient revêtus de commanderie. Ces nouveaux commandeurs, et surtout ceux qui demeuraient en Europe, attachez à découvrir les anciens biens des templiers, ou à les faire  valoir, à la faveur des divisions qui régnaient alors dans cet ordre, se dispensaient de résider à Rhodes [….] dans la Maison chef d’ordre qui leur paraissait un véritable exil. »22

 

Quand en 1350, le prieur du prieuré de France de l’Hôpital s’installa dans l’ancien enclos du Temple de Paris, il se désigna comme le prieur du Temple23. Cela rejoint ce qu’affirme César de Nostredame dans son Histoire et Chronique de Provence publié en 1614, quand il nous dit au chapitre Commandeurs et chevaliers tant de Saint-Jean que Templiers  : « les commandeurs de Saint Jean de Jérusalem, à savoir le commandeur de Puymoisson, tant pour lui que pour le commandeur de Manosque. Frère Jean de Venteyrol commandeur des Homergues, tant pour lui, que pour les autres commandeurs du pays, de l’ordre de Saint Jean et du temple qu’ils nommaient encore templiers ».24Jean de Venteyrol ou Venterol fut commandeur des Omergues en 1390; il deviendra  par la suite grand commandeur de l’ordre avec Trinquetaille, Manosque et Aix de 1422 à 1432. L’historien Alain Demurger fait remarquer que dans certains actes des Hospitaliers, comme celui daté du 13 février 1486, il est précisé: «  honorable personne religieux chevalier frère Charles Chapperon de l’ordre de Saint-Jean de Rhodes et commandeur du temple de Mauléon ». Dans cet acte, il reçoit une somme d’argent d’un écuyer dû à « feu frère Jacques de Savoyes pour lors commandeur dudit lieu du temple. »25

 

On remarque que malgré les siècles passés, les frères hospitaliers n’ont jamais essayé de faire disparaître le souvenir des Templiers. Mieux, ou pire encore, puisque l’on constate que les Hospitaliers vont finir par parler de temple quand ils désignent une de leurs propres chapelles ou églises.

  

Au XVe siècle l’alchimiste Bernard de Trévise (1406-1490) qui, travaillant à Rhodes, alors siège de l’ordre des Hospitaliers, attestait avoir trouvé chez les chevaliers hospitaliers ce qu’il est convenu d’appeler « la tradition secrète des Chevaliers du Temple »26. Si ce témoignage peut toujours être sujet à caution, il est certain que les chevaliers hospitaliers de Saint Jean se sont intéressés de très près à l’alchimie. On en a la preuve avec le chevalier Antoine de Médicis (1576-1621).

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Ce chevalier de Malte, prieur de Pise, possédait à Florence son propre laboratoire d’alchimie installé au casino di San Marco et que l’on appelait «la fonderie». Antoine de Médicis était si fier de ses recherches qu’il n’hésita pas à publier sous son nom un traité d’alchimie en 1604. 

 

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Quant au chevalier de Malte Philippe de Vendôme (1655-1727), grand prieur du Temple de Paris  en 1678, il possédait un petit hôtel particulier rue de Vaugirard que l’on appelait « la maison aux cornues». Après sa mort, quand il fallu faire l’inventaire de ses biens, les notaires  trouvèrent dans la maison de Vaugirard tout l’attirail du parfait alchimiste, à savoir des filtres, des fioles et des cornues, d’où le nom de la maison aux cornues.

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Deux commandeurs templiers aux service des Hospitaliers

 

Parmi les commandeurs templiers devenus commandeurs hospitaliers après le procès de l’ordre des Templiers, deux personnages retiennent notre attention. Le premier est le chevalier provençal Albert de Blacas d’Aulps, commandeur des maisons templières de Saint-Maurice de Régusse et d’Aix en Provence27. Il semblerait que lors de l’arrestation des frères templiers en Provence, ce Templier ait bénéficié d’un régime de faveur. Albert de Blacas n’a pas été croupir dans les prisons de Pertuis et Meyrarques comme ses congénères mais sera assigné à résidence à Aix. Les seigneurs de Blacas d’Aulps portent comme blason l’étoile à seize rais de la très puissante Maison des Baux de Provence dont les Blacas seraient une branche cadette.

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On en déduit que notre Templier a dû bénéficier de la haute protection de l’illustre Maison des Baux, descendante du roi mage Balthazar. Après le procès des Templiers, Albert de Blacas retrouve sa fonction de commandeur de la maison de Saint-Maurice de Régusse sous le manteau des Hospitaliers avec en prime une généreuse pension. Cette maison des Blacas d’Aulps donnera par la suite de nombreux chevaliers à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem de Rhodes puis de Malte. 

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Parmi ces chevaliers de Malte admis de minorité, figure en 1774 Pierre Louis Jean Casimir de Blacas d’Aulps (1771-1839) qui deviendra comte puis premier duc de Blacas. Contre révolutionnaire acharné et ultra royaliste, c’est tout de même ce duc de Blacas qui présentera au monde deux coffrets gnostiques 28 issus de sa collection privée et qui auraient appartenu aux Templiers. 

 

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C’est donc un chevalier de Malte reçu de minorité au XVIIIe siècle dont l’un des ancêtres était templier au XIVe siècle qui soutiendra la thèse du caractère gnostique de la religion du Temple. Comme quoi le monde est petit.

 

L’autre commandeur templier qui nous interpelle, est le frère templier Otton de Brunswick commandeur des commanderies templières de Brunswick et de Supplinbourg en Allemagne. Après le procès des Templiers, Otto de Brunswick continuera à gérer la commanderie de Supplinbourg sous le manteau des Hospitaliers. 

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Ce frère templier puis hospitalier du XIVe siècle semble être de la même lignée que Ferdinand, duc de Brunswick (1721-1792), qui sera au XVIIIe siècle le grand maître maçonnique de la Stricte Observance Templière. Ferdinand de Brunswick présidera  entre le 16 juillet et le 1 septembre 1782 le convent général de la Stricte Observance Templière au château de Wilhelmsbad où participent trente-six francs-maçons dûment mandatés de toute l’Europe parmi lesquels plusieurs chevaliers de Malte. 


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Durant ce convent de gentilhommes, on renoncera  à l’héritage templier. Pourtant lors des débats autour de la question de savoir si les Templiers étaient détenteurs de connaissances occultes, le frère Willermoz fait un parallèle avec l’ordre de Malte et évoque le cas de chevaliers de Malte versés dans ces questions qui étaient persuadés que les Templiers possédaient ces connaissances.29

 

Mais en 1782, après la victoire définitive de la révolution américaine en 1781 et sept ans avant la Révolution Française, la seule l’évocation de l’ordre des Templiers devient gênante pour ces maçons issus de l’aristocratie européenne. En cette fin de XVIIIe siècle, la réputation des Templiers comme celle des Illuminati est synonyme de complot contre l’Église catholique mais, plus grave encore, contre le système monarchique lui-même.

 

En France, le grade maçonnique de chevalier Kadosh qui fait du frère maçon un véritable Templier a été proscrit en 1766, la même année  le philosophe Voltaire membre de la société du Temple  vient à la défense de ces frères templiers il écrit: " Je mets sans difficulté au rang des conjurations contre une société entière le supplice des templiers. Cette barbarie fut d'autant plus atroce qu'elle fut commise avec l'appareil de la justice. Ce n'était point une de ces fureurs que la vengeance soudaine ou la nécessité de se défendre semble justifier : c'était un projet réfléchi d'exterminer tout un ordre trop fier et trop riche. Je pense bien que, dans cet ordre, il y avait de jeunes débauchés qui méritaient quelque correction ; mais je ne croirai jamais qu'un Grand Maître et tant de Chevaliers, parmi lesquels on comptait des princes, tous vénérables par leur âge et par leurs services, fussent coupables des bassesses absurdes et inutiles dont on les accusait. Je ne croirai jamais qu'un ordre entier de religieux ait renoncé en Europe à la religion chrétienne, pour laquelle il combattait en Asie, en Afrique, et pour laquelle même encore plusieurs d'entre eux gémissaient dans les fers des Turcs et des Arabes, aimant mieux mourir dans les cachots que de renier leur religion.

Enfin je crois sans difficulté à plus de quatre-vingts chevaliers qui, en mourant, prennent Dieu à témoin de leur innocence. N'hésitons point à mettre leur proscription au compte des funestes effets d'un temps d'ignorance et de Barbarie."30

 

Seulement  dans le château de Wilhelmsbad il était inconcevable pour cette assemblée de gentilshommes qui tirent leur fierté et les honneurs qui leurs sont dûs à leurs titres de noblesse, que l'on puisse prendre le moindre risque de voir tout cela subitement s’effondrer. La Stricte Observance templière donnera naissance au Rite Écossais Rectifié et le chevalier templier deviendra un chevalier bienfaisant de la Cité Sainte.

 

Conclusion

 

La création de la société secrète des francs-maçons en 1717 à Londres et la publication en 1726 à Paris d’une Histoire des Chevaliers de Malte par l’abbé Vertot n’ont a priori aucun lien de cause à effet. Si les chevaliers de Malte français ont ressenti la nécessité de publier une histoire de l’ordre au début du XVIIIe siècle, cela a semble-t-il plus à voir avec le comportement licencieux de grand prieur du Temple, Philippe de Vendôme, qui a été démis de ses fonctions en 1719. 

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La réputation du grand prieuré du Temple de Paris a été quelque peu ternie par le comportement de ce chevalier de Malte. Cela posait un problème car la France, qui avait pris l’habitude de recruter des chevaliers de Malte depuis Richelieu en 1626, avait de plus en plus besoin que ces chevaliers s’engagent dans l’armée du roi et le grand prieuré de France était son bureau de recrutement. 

 

Le bailli de Mesmes, ambassadeur de l’ordre de Malte en France, et le nouveau grand prieur du Temple, le chevalier d’Orléans, vont participer à une politique de communication pour redorer le blason du grand prieuré hospitalier de France. C’est à cette occasion que l’on découvre que ce grand prieuré associe fortement son image à celle de l’ordre des Templiers. La raison en serait-elle la création de la Société du Temple à la fin du XVIIe siècle par le grand prieur Philippe de Vendôme? Tout porte à le croire, surtout si l'on songe au fait que parmi les membres de la Société du Temple figure Jean-Antoine de Mesmes le frère ainé du chevalier de Malte Jean-Jacques de Mesmes, bailli et ambassadeur de l'ordre. Il semblerait que l’image des Templiers devait être valorisante au sein de la religion des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et qu’elle permettait d’attirer de nouvelles recrues. 

 

À la suite des tentatives de restauration de la dynastie des Stuart sur le trône d’Angleterre, soutenues par la France et certains chevaliers de Malte, et l’expansion de la franc-maçonnerie en France, des liens vont se constituer entre les loges maçonniques dirigées par des partisans écossais de la dynastie des Stuart et des chevaliers de Malte au service de la France. Ces liens entre les deux organisations seront officialisées à travers le discours du chevalier écossais Andrew Michael Ramsay prononcé en décembre 1736 dans une loge maçonnique parisienne. Dans ce discours, il est question de faire le lien entre la franc-maçonnerie et les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Voici des extraits du discours :" la noble ardeur que vous montrez, Messieurs, pour entrer dans le très noble et très illustre Ordre des Francs-Maçons, est une preuve certaine que vous possédez déjà toutes les qualités nécessaires pour en devenir les membres, c'est-à-dire l'humanité, la morale pure, le secret inviolable et le goût des beaux-arts. [....]  la victoire militaire et l'élévation d'un peuple au-dessus d'un autre, elles n'ont pu devenir universelle, ni convenir au goût, au génie et aux intérêts de toutes les Nations. La philantropie n'était pas leur base ! L'amour de la patrie mal entendu et poussé à l'excès, détruisait souvent dans ces Républiques guerrières l'amour et l'humanité en général.[....] Le monde entier n'est qu'une grande République dont chaque Nation est une famille et chaque particulier un enfant.[....] Du temps des Croisades dans la Palestine, plusieurs Princes, Seigneurs et Citoyens s'associèrent et firent voeu de rétablir les Temples des Chrétiens dans la Terre Sainte et de s'employer à ramener leur Architecture à sa première institution. Ils convinrent de plusieurs signe anciens et de mots symboliques tirés du fonds de la Religion, pour se reconnaître entre eux d' avec les infidèles et les Sarrasins. [....] Quelque temps après, notre Ordre s'unit intimement avec les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Dès lors, nos Loges portèrent toutes le nom de Loges de Saint-Jean. Cette union se fit à l'exemple des Israëlites, lorsqu'ils élevèrent le second Temple. Pendant qu'il maniaient la truelle et le mortier d'une main, ils portaient de l'autre l'épée et le bouclier.[....] Des Iles Britanniques L'Art Royal commença à repasser dans la France sous le règne du plus aimable des Rois [....] Dans ce temps heureux où l'amour de la paix est devenu la vertu des Héros, la Nation, une des plus spirituelles de l'Europe, deviendra le centre de l'Ordre [....] C'est dans nos Loges, à l'avenir, comme dans des écoles publiques, que les Français verront sans voyager les caractères de toutes les Nations et que les Étrangers apprendront par expérience, que la France est la patrie de tous les peuples," Patria gentis, Humanae"."31

 

Dans ce fameux discours du chevalier écossais fraîchement converti au catholicisme, il n’est nullement question des Templiers. Et pour cause: car à l’origine, le sujet des Templiers est la chasse gardée des chevaliers de Malte, qui revendiquent la filiation entre les deux ordres depuis des siècles . La Grande Loge d'Écosse n'a été crée qu'en 1736, et la "légende templière" ne semble avoir été connu dans cette maçonnerie écossaise, que très  tardivement, à l'extrême fin du XVIIIe siècle voire au début du XIXe siècle.32 L’association des Templiers et de la franc-maçonnerie, qui va devenir un succès planétaire, n’est attestée qu’avec l’initation à Paris en 1743 au grade de Templier de Karl Gotthelf von Hund (1722-1776). Ce noble allemand, converti au catholicisme, était le descendant d’Henry von Hund, commandeur de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem à Klodzko entre 1518 et 1523. Von Hund sera le fondateur en Allemagne de la Stricte Observance Templière sur laquelle on peut soupçonner la main occulte des chevaliers de Malte. 

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Remarquons que l'un des premiers nobles allemands connu pour avoir été initié à la franc-maçonnerie au plus tard dans les années 1729 est le chevalier de Malte, bailli de Brandebourg, Philippe Wolphang, baron de Guttenberg. Ce noble allemand va créer une loge maçonnique le 14 février 1730, non pas en Allemagne mais sur l’île de Malte à Msida.33.

 

Tous les historiens sérieux ont rejeté la possibilité que la tradition templière ait pu survivre à travers les siècles. Si l’on regarde de près les moeurs des chevaliers hospitaliers on serait tenté de nuancer ce jugement définitif. À travers la pratique de sciences comme l’alchimie, l’architecture et d’autres pratiques, une certaine tradition templière a pu subsister dans un ordre qui a constamment revendiqué une filiation avec les chevaliers du Temple.

 

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La gnose templière fortement influencée par l’hermétisme se retrouve par pans entiers dans les pratiques plus ou moins occultes de certains chevaliers de Malte.  On peut admirer dans sa chapelle Saint Jean, l’administrateur de l’oeuvre de la cathédrale de Sienne en Italie, le chevalier hospitalier Alberto Aringheiri (1447-1506).

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Il trône dans la  cathédrale non loin de la célèbre mosaïque d’Hermès Trismégiste. 

 

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On constate aussi que loin d’être tabou, la référence au Temple est récurrente dans cet ordre. Nous possédons le témoignage de César de Nostradame, le fils de Nostradamus, qui prétend dans une publication du début du XVIIe siècle que certains commandeurs hospitaliers en Provence se considéraient encore comme des Templiers au début du XVe siècle. On pourrait avoir la même impression vis-à-vis de cette société du Temple créée à la fin du XVIIe siècle par le grand prieur hospitalier de France, Philippe de Vendôme. Hélas, tous ces beaux esprits de la religion, fascinés par les templiers ,qu'ils soient de Paris , de Florence, ou de Malte, se trouvent souvent être de nobles libertins, terme délicat qui cache une vie de vanité et de débauche dont le plus grand péril n’est pas le turc, mais la syphilis et la petite vérole. 

 

De ce point de vue là, la franc-maçonnerie anglo-saxonne offrit un cadre plus moral et structuré qui n’était pas totalement inutile si l’on voulait sortir un jour de cette impasse qui remonte aux croisades.


 

 

 Jean-Pierre Schmit

 

NOTES

 

1. Mollier Pierre; La Chevalerie maçonnique Franc-maçonnerie, imaginaire chevaleresque et légende templière au siècle des Lumières; Préface de Roger Dachez Président de l'Institut Maçonnique de France; Coll Renaissance Traditionnelle; Édition Dervy; Paris; 2022; p 32. L'Histoire des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean de Jerusalem - rééditée en 1727, 1737, 1753, 1755, 1757 et 1761.

2. Ibid, p 32.

3. Ibid, p 175.

4. Vertot René d'Auber de; Histoire des chevaliers Hospitaliers de S.Jean de Jérusalem appelez depuis les chevaliers de Rhodes et aujourd'hui les chevalers de Malte; tome premier; chez Rollin, Quillau, Desaint; Paris; 1726; pp 72-73.

5. Parmi les membres de la société du Temple figure le chevalier de Malte, grand croix de l'ordre de Malte en 1690, Frédéric Jules de la Tour d'Auvergne, chevalier de Bouillon, prince d'Auvergne (1672-1733). La famille de la Tour d'Auvergne, proche de la dynastie des Stuart, confiera l'éducation de Godefroy-Maurice de la Tour d'Auvergne âgé de 11 ans à Andrew Michael Ramsay converti au catholicisme, avec une rente viagère à vie de trois mille livres versée à partir de janvier 1731, soit cinq ans avant son fameux discours.

6. Parmi les membres de la société du Temple figure Jean-Antoine de Mesmes, comte d'Avaux, académicien, le propre frère du bailli de Mesmes ambassadeur de l'ordre de Malte en France qui commande cette Histoire de Malte à l'abbé Vertot.

7. Vertot René d'Aubert de; Histoire des chevaliers Hospitaliers; op cit, p 75.

8. Cerrini Simonetta; La révolution des Templiers, préface de Alain Demurger; éd Perrin; 2007; pp 77-78.

9. Ibid, pp 75-76.

10. Demurger Alain; Les Templiers, une chevalerie chrétienne au moyen âge; éd du Seuil; Paris; 2005; p 476.

11. Vinas Robert; L'ordre du Temple en Roussillon; éd Trabucaire ; 2001; p 137.

12. Ibid, p 477.

13. Barber Malcom; Le procès des Templiers, Cambridge University Press, 1978; traduit par Sylvie Deshayes; Presses Universitaire de Rennes, 2002; p 249;

14. Bessey Valérie; Les Commanderies de l'Hôpital en Picardie ( XIe siècle - début XVIe siècle ), thèse de doctorat, université Paris IV, Paris-Sorbonne, décembre 2001, PP 433 - 444, cité par Alain Demurger, les Templiers, op cit, p 477.

15. Mollat guillaume; Dispersion défénitive des Templiers après leur suppression ( article ); comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et belles-Lettre / année 1950 / 96-3/ pp 376 -380.

16. Londres, British Library, Additional charters, no 11289; copie dans Matériaux d'un Cartulaire général de l'ordre du temple, du XIIe au XIVe siècle, éd A.d'Albon, Bnf, NAL 57, fol 275r - 276r - 132.

17.Olivier de Penne fut le cubiculaire du pape Clément V, il est nommé dans la Bulle "Consideratum dudum" parmi les templiers que le pape se réserve le droit de juger.

18. Mollier Pierre; La Chevalerie maçonnique; op cit; p 60.

19. Barber Malcom; Le procès des Templiers, op cit; p 248.

20. Demurger Alain; Chevaliers du Christ les ordres religieux-militaires au Moyen Âge XIe - XVIe siècle; éd du Seuil, Paris; 2002; P 225.

21. Histoire des chevaliers hospitaliers de S. Jean de Jérusalem, appellez depuis les chevaliers de Rhodes, et aujourd'hui les chevaliers de Malthe; par M. l'abbé de Vertot, de l'académie des Belles Lettres, Tome Second,chez Pierre Mortier; libraire; a Amsterdam, 1728; p 1.

22. Ibid. p 18.

23. Demurger Alain; Chevaliers du Christ; op cit ; p 225.

24. Nostredame César de; l'Histoire et chronique de Provence de Caesar de Nostradamus, gentilhomme provençal; chez Simond Rigaud; Lyon; 1614; pp 502-503.

25. Demurger Alain; Chevaliers du Christ; op cit; p 225.

26. Corbin Henry; En Islam iranien Aspects spirituels et philosophiques; Tome IV; l'École d'Ispahan l'École shaykhie Le Douzième Imâm; nrf; éd Gallimard; 1972; p 394.

27. Carraz Damien; L'Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312) Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales; Préface d'Alain Demurger; Ouvrage publié avec le concours du Département du Vaucluse et de la Société d'histoire et du patrimoine de l'ordre de Malte; Collection d'histoire et d'archéologie médiévales; Presses Universitaires de Lyon; 2005; p 532.

28. coffret de la collection du duc de blacas d'Aulps.

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29. Mollier Pierre; La Chevalerie maçonnique; op cit ; p 226.

30. Ibid ; pp 58-59.

31. Serbanesco Gérard; Histoire de la Franc Maçonnerie Universelle son rituel - son symbolisme; éd "Intercontinentale" Beauronne Dordogne; Paris; 1964; Tome II; pp 87-95.

32. Cooper Robert L.D; The Knights Templar in Scotland, the Création of a Myth, Robert Cooper est le conservateur de la bibliothèque et du musée de la Grande Loge d'Écosse, cité par Pierre Mollier; La Chevalierie Maçonnique; op cit ; p 147.

33. Mollier Pierre; La Chevalerie maçonnique; op cit ; p 214.

La bulle Vox in excelso

Clément V - 3 avril 1312

 
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Dissolution de l'ordre du Temple

 

Clément, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, en mémoire perpétuelle de la chose.

Une voix a été entendue dans les hauteurs, voix de lamentation, de deuil et de pleurs ; car le temps est venu, il est venu le temps où le Seigneur, par la bouche du prophète, fait entendre cette plainte : « Cette maison est devenue l’objet de ma fureur et de mon indignation ; elle sera enlevée de devant ma face à cause de la malice de ses enfants ; car ils m’ont provoqué à la colère ; ils m’ont tourné le dos et non le visage ; ils ont mis des idoles dans la maison où mon nom a été invoqué, afin de la souiller. Ils ont élevé des autels à Baal pour initier et consacrer leurs fils aux idoles et aux démons. » « Ils ont gravement péché, comme dans les jours de Gabaa. » A une nouvelle si affreuse, en présence d’une infamie publique si horrible (qui a jamais entendu, qui a jamais rien vu de semblable ?) Je suis tombé quand j’ai entendu, j’ai été contristé quand j’ai vu, mon cœur s’est rempli d’amertume, les ténèbres m’ont enveloppé. Car c’est la voix du peuple de la cité, la voix du temple, la voix du Seigneur qui rend à ces ennemis ce qu’ils ont mérité. Le prophète sent le besoin de s’écrier : « Donnez-leur, Seigneur, donnez-leur des entrailles qui ne portent point d’enfants et des mamelles desséchées » car leur malice a relevé leurs iniquités. Chassez-les de votre maison ; que leur racine soit desséchée, qu’ils ne fassent plus de fruits, que cette maison ne soit plus une cause d’amertume et « une épine douloureuse ; car elle n’est pas légère la fornication de celle qui immole ses fils, qui les donne et les consacre aux démons et non à Dieu, à des dieux qu’ils ignoraient.

C’est pourquoi cette maison sera vouée à la solitude et à l’opprobre, à la malédiction et au désert ; « couverte de confusion et égalée à la poussière, elle sera mise au dernier rang ; elle sera déserte, sans chemin et sans eau ; elle sera brûlée par la colère du Seigneur qu’elle a méprisé. Qu’elle ne soit point habitée, mais réduite en un désert ; que tous, en la voyant, soient frappés de stupeur et se rient de toutes ses plaies. » Car le Seigneur n’a pas choisi la nation à cause du lieu, mais le lieu à cause de la nation ; or, comme le lieu même du temple a participé aux forfaits du peuple, et que Salomon, qui était rempli de la sagesse comme d’un fleuve, a entendu ces paroles formelles de la bouche du Seigneur, lorsqu’il lui construisait un temple : « Si vos enfants se détournent de moi, s’ils cessent de me suivre et de m’honorer ; s’ils vont trouver des dieux étrangers, et s’ils les adorent, je les repousserai de devant ma face, et je les chasserai de la terre que je leur ai donnée, et je rejetterai de ma présence le temple que j’ai consacré à mon nom, et il deviendra un sujet de proverbe et de fable, et un exemple pour les peuples. Et tous les passants, à sa vue, seront étonnés et lâcheront leurs sifflets ; ils diront : Pourquoi le Seigneur a‑t-il traité ainsi cette terre et cette maison ? Et on lui répondra : Parce qu’ils se sont éloignés de Dieu, leur Seigneur, qui les a achetés et rachetés, et qu’ils ont suivi Baal et les dieux étrangers, et qu’ils les ont adorés et servis. Voilà pourquoi le Seigneur les a frappés de ces maux terribles. » Déjà vers le commencement de notre promotion au souverain pontificat, avant même que nous vinssions à Lyon, où nous avons reçu les insignes de notre couronnement, on nous avait insinué secrètement, là et ailleurs, que le maître, les commandeurs et autres frères de la milice du temple de Jérusalem, y compris l’ordre lui-même, qui avaient été établis dans les régions Trans maritimes pour défendre le patrimoine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui semblaient être tout particulièrement les champions de la foi catholique, les défenseurs de la Terre sainte et les protecteurs de ses intérêts (c’est pour cela que la sainte Église romaine, versant sur ces mêmes frères et sur cet ordre la plénitude de sa particulière faveur, les avait armés contre les ennemis du Christ du signe de la croix, entourés de nombreux honneurs, munis de libertés et de privilèges divers, et que l’Église, aussi bien que tous les fidèles, avaient cru devoir les combler de toutes sortes de biens et venir à leur aide de diverses manières), on nous avait insinué qu’ils étaient tombés dans le crime d’une apostasie abominable contre Seigneur Jésus-Christ lui-même, dans le vice odieux de l’idolâtrie, dans le crime exécrable de Sodome et dans diverses hérésies. Cependant, comme il était hors de vraisemblance et qu’il ne semblait pas croyable que des hommes si religieux, qui avaient si souvent répandu leur sang spécialement pour le nom du Christ, qui semblaient exposer fréquemment leurs personnes à des dangers de mort, qui paraissaient donner souvent de grands signes de piété tant dans leurs offices divins que dans leurs jeûnes et autres observances, oubliassent leur salut au point de commettre de tels crimes, d’autant plus que cet ordre avait bien et saintement commencé, et qu’il avait été approuvé par le Siège apostolique ; que sa règle elle même avait mérité d’être approuvée par ce même Siège comme sainte, raisonnable et juste, nous n’avons pas voulu, instruit par des exemples de Notre Seigneur et par les enseignements des Écritures canoniques, prêter l’oreille à des insinuations et à des rapports de ce genre.

A la fin, cependant, notre très-cher fils en Jésus-Christ, Philippe, l’illustre roi de France, à qui ces mêmes crimes avaient été dénoncés, poussé non par un sentiment d’avarice (car il ne prétendait point revendiquer ou s’approprier aucun des biens des Templiers, puisqu’il s’en est désisté dans son propre royaume, et en a complètement éloigné ses mains), mais par le zèle de la foi orthodoxe, suivant les illustres traces de ses ancêtres, s’informa autant qu’il put de ce qui s’était passé, et nous fit parvenir, par ses envoyés et par ses lettres, de nombreux et importants renseignements pour nous instruire et nous informer de ces choses. Ces crimes n’ont fait qu’accroître la mauvaise réputation des Templiers et de leur ordre. En outre, un soldat de cet ordre, d’une haute noblesse et qui jouissait dans l’ordre d’un grand crédit, nous a déclaré en secret et avec serment que lui-même, lors de sa réception, sur les conseils de celui qui le recevait et en présence d’autres soldats de la milice du Temple, avait renié le Christ et craché sur la croix qui lui était présentée par celui qui le recevait. Ce même soldat a dit encore que le maître de la milice du Temple encore vivant, avait reçu de la même façon jusqu’à soixante-douze, avec l’assistance fidèle de plusieurs de nos frères, et aussitôt, en notre présence et en présence des dits frères, nous avons fait rédiger leurs confessions en écriture authentique, par des mains publiques. Puis, après un laps de quelques jours, nous les avons fait lire devant eux en consistoire et expliquer à chacun dans sa langue natale. Persévérant dans leurs dépositions, ils les ont approuvées expressément et librement, telles qu’elles venaient d’être lues. Désirant ensuite instituer nous-même une enquête à ce sujet, de concert avec le grand-maître, le visiteur de France et les principaux commandeurs de l’ordre, nous avons, pendant notre séjour à Poitiers, mandé devant nous le grand-maitre, le visiteur de France, ainsi que les grands commandeurs de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou. Mais comme plusieurs d’entre eux étaient alors tellement malades qu’ils ne pouvaient ni venir à cheval, ni se faire amener commodément en notre présence, et que nous, nous voulions savoir la vérité sur tout ce qui vient d’être dit, nous assurer de la réalité de ce que renfermaient les confessions et les dépositions qu’on disait qu’ils avaient faites en France devant l’inquisiteur de l’hérésie, en présence des notaires publics et de plusieurs hommes de bien, nous avons confié ces dépositions, que l’inquisiteur avait montrées et fournies à nous et à nos frères par l’entremise de notaires publics, nous les avons confiées à nos fils bien-aimés Bérenger, du titre de Nérée-et-Achillée, maintenant évêque de Tusculum ; à Étienne, du titre de Saint-Cyriaque, prêtre des Thermes, et à Landulfe, du titre de Sainte-Angèle, diacre, dont la sagesse, l’expérience et l’exactitude nous inspiraient une assurance entière, et nous leur avons ordonné de faire avec le grand-maître, le visiteur et les commandeurs susdits une enquête tant sur ceux-ci que sur chaque membre de l’ordre en général et sur l’ordre lui même, de nous mander l’exacte vérité et tout ce qu’ils trouveraient dans cette affaire, de faire rédiger leurs confessions et dépositions par un notaire public, de les faire présenter à notre apostolat, et d’accorder auxdits maître, visiteurs et commandeurs, d’après la forme de l’Église, le bénéfice de l’absolution de la sentence d’excommunication qu’ils auraient encourue pour ces crimes, au cas où ils seraient trouvés réels, si, comme ils le devraient, ils demandaient humblement et dévotement l’absolution.

Ces cardinaux se sont rendus en personne auprès du grand-maître général, du visiteur et des commandeurs, et leur ont exposé le motif de leur visite. Et leurs personnes et celles des autres Templiers résidant en France, un soldat a confessé dans l’assemblée ultra maritime de cet ordre, c’est-à-dire qu’on lui avait fait renier le Christ et cracher sur la croix, en présence d’environ deux cents frères du même ordre ; qu’il avait ouï dire qu’on en usait ainsi dans la réception des frères dudit ordre ; que, sur l’invitation du chef ou de son délégué, le récipiendaire reniait Jésus-Christ et crachait sur la croix pour insulter le Christ crucifié : que le chef et le récipiendaire faisaient d’autres actes illicites et contraires à l’honnêteté chrétienne. Pressé par le devoir de notre charge, il nous a été impossible de ne point prêter l’oreille à tant et à de si grandes clameurs. Mais lorsque, grâce à la renommée publique et aux vives instances du roi, des ducs, des comtes, des barons et autres nobles, ainsi que du clergé et du peuple de ce royaume, qui s’adressaient à nous en personne, ou par des procureurs et des syndics, nous apprîmes (nous le disons avec douleur) que le maître, les commandeurs et autres frères de cet ordre, que l’ordre lui-même étaient entachés desdits crimes et de plusieurs autres, et que ces crimes nous semblaient en quelque sorte démontrés par plusieurs aveux, attestations et dépositions faites en France par ledit maître, le visiteur de France, plusieurs commandeurs et frères de l’ordre, en présence d’une foule de prélats et de l’inquisiteur de l’hérésie, ayant à leur tête l’autorité apostolique, attestations consignées et rédigées en écriture publique, montrées à nous et à nos frères, et que cependant le bruit et les clameurs soulevés par cet ordre ne faisaient qu’augmenter et montraient assez, tant en ce qui regarde l’ordre que les personnes qui le composent, qu’on ne pouvait point passer outre sans un grand scandale, ni user de tolérance sans un danger imminent pour la foi, nous, marchant sur les traces de Celui dont, quoique indigne, nous tenons la place ici-bas, nous avons jugé qu’il fallait instituer une enquête sur ces choses. Nous avons donc cité devant nous plusieurs commandeurs, prêtres, soldats et autres frères de cet ordre d’une haute réputation (et leur ayant fait prêter serment, nous les avons adjurés avec beaucoup d’affection, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, en les menaçant du jugement de Dieu et de la malédiction éternelle, en vertu de la sainte obéissance, puisqu’ils se trouvaient en lieu sûr et propice où ils n’avaient rien à craindre), nonobstant les confessions qu’ils avaient faites devant d’autres et qui ne devaient leur causer aucun préjudice s’ils s’avouaient devant nous, de nous dire sur ces choses la vérité pure et simple : nous les avons interrogés là-dessus, nous en avons examiné qui nous avaient été remises ; ils leur enjoignirent, en vertu de l’autorité apostolique, de leur déclarer librement et sans nulle crainte, purement et simplement, la vérité sur toutes ces choses. Le grand-maître, le visiteur et les commandeurs de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou, en présence des trois cardinaux et quatre notaires publics et de plusieurs autres hommes de bien, firent serment, la main sur les saints Évangiles, de dire la pure et entière vérité sur ces griefs ; ils déposèrent et avouèrent entre autres choses, devant chacun d’eux, librement et volontairement, sans violence ni terreur, que lorsqu’ils avaient été reçus dans l’ordre ils avaient renié le Christ et craché sur la croix.

Quelques-uns d’entre eux ont encore confessé d’autres crimes horribles et déshonnêtes que nous tairons présentement. Ils ont dit en outre et avoué que ce qui était contenu dans leurs confessions et dépositions faites en présence de l’inquisiteur était vrai. Ces confessions et dépositions du grand-maître, du visiteur et des commandeurs ont été rédigées en écriture publique par quatre notaires publics, en présence du grand-maître, du visiteur, des commandeurs et de quelques autres personnes de bien, et, après un intervalle de quelques jours, lecture leur en a été donnée par ordre et en présence desdits cardinaux, et on les a expliquées à chacun dans sa propre langue. Persévérant dans leurs déclarations, ils les ont expressément et librement approuvées telles qu’elles venaient d’être lues. Après ces aveux et dépositions, ils furent absous par les cardinaux de l’excommunication qu’ils avaient encourue pour ces faits, et demandèrent à genoux et les mains jointes, humblement et dévotement, et non sans verser des larmes abondantes, l’absolution. Les cardinaux (car l’Église ne ferme pas son sein à qui revient à elle), ayant reçu du grand-maître, du visiteur et des commandeurs l’abjuration de leur hérésie, leur ont expressément accordé, par notre autorité, le bénéfice de l’absolution selon la forme de l’Église ; puis, revenant auprès de nous, ils nous ont présenté les confessions et les dépositions du grand-maître, du visiteur et des commandeurs, rédigées en écriture publique, par des mains publiques, et ils nous ont rapporté tout ce qu’ils avaient fait avec eux. Par ces confessions, par ces dépositions et par cette relation nous avons trouvé que le grand-maître, le visiteur et les commandeurs de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou, étaient gravement coupables, les uns sur plusieurs points, les autres sur un petit nombre. Or, considérant que des crimes si horribles ne pouvaient ni ne devaient passer impunis sans une grande offense au Dieu tout-puissant et à tous les catholiques, nous avons résolu, du consentement de nos frères, de faire sur ces crimes et ces excès, par les ordinaires des lieux, par d’autres personnes zélées et prudentes déléguées par nous, une enquête contre chaque personne de cet ordre et contre l’ordre lui-même, par certaines personnes de choix à qui nous avons cru devoir confier ce mandat. Après cela, dans toutes les parties du monde où les frères de cet ordre avaient coutume d’habiter, des enquêtes ont été faites contre chaque individu de l’ordre, tant par les ordinaires que par les hommes délégués par nous, puis contre l’ordre lui-même, par les inquisiteurs que nous avons cru devoir charger de cette mission. Ces enquêtes ont été renvoyées à notre examen ; les unes ont été lues avec beaucoup de soin et examinées attentivement par nous et par nos frères les cardinaux de la sainte Église romaine ; les autres, par une multitude d’hommes très-lettrés, prudents, fidèles, craignant Dieu, zélateurs de la foi catholique et exercés, tant prélats que d’autres. Ensuite nous sommes allé à Vienne, où se trouvaient déjà réunis pour le concile convoqué par nous plusieurs patriarches, archevêques, évêques élus, abbés exempts et non exempts et autres prélats des Églises, outre les procureurs des prélats et des chapitres absents. Dans une première session tenue avec lesdits cardinaux, prélats et procureurs, nous avons cru devoir leur exposer les causes de la convocation du concile.

Et comme il était difficile ou plutôt impossible que tous les cardinaux, prélats et procureurs rassemblés dans ce concile s’entendissent en notre présence sur la manière de procéder touchant l’affaire desdits frères, on a, sur notre ordre, choisi et nommé d’un commun accord, entre tous les prélats et procureurs présents au concile, quelques patriarches, archevêques, évêques, abbés exempts et non exempts, ainsi que d’autres prélats des Églises et procureurs de toutes les parties de la chrétienté, de toute langue, nation et pays, qu’on croyait les plus habiles, les plus sages et les plus capables, pour traiter avec nous et avec lesdits cardinaux cette affaire solennelle. Ensuite, dans le local choisi pour le concile, c’est-à-dire à la cathédrale, nous avons fait lire publiquement ces attestations sur l’enquête de l’ordre devant les prélats et les procureurs, et cela pendant plusieurs jours et autant qu’ils l’ont voulu ; et dans la suite les attestations et les rubriques faites à leur sujet ont été vues, lues et examinées avec la plus grande diligence et sollicitude, non superficiellement, mais avec une mûre attention, par plusieurs de nos vénérables frères, par le patriarche d’Aquilée, les archevêques et évêques présents au sacré concile, élus et députés ad hoc et choisis par le concile. Ces cardinaux, patriarches, archevêques et évêques, abbés exempts et non exempts, et autres prélats et procureurs ayant donc été nommés par les autres pour cette affaire et s’étant présentés devant nous, nous les consultâmes secrètement sur la manière de procéder dans cette cause, attendu que quelques Templiers s’offraient à prendre la défense de l’ordre. La majeure partie des cardinaux, et presque tout le concile, d’abord ceux qui avaient été choisis par le concile entier pour le représenter, puis une partie beaucoup plus grande, les quatre ou les cinq parties des hommes de tout pays qui assistaient au concile furent d’avis, ainsi que lesdits prélats et procureurs, qu’il fallait laisser l’ordre se défendre, et que, sur le chef des hérésies, objet de l’enquête, on ne pouvait, d’après ce qui était prouvé jusquelà, le condamner sans offenser Dieu et violer la justice. D’autres disaient, au contraire, qu’il ne fallait pas les admettre à défendre l’ordre, que nous ne devions point lui donner de défenseur, que si l’on tolérait qu’il se défendît, comme le voulaient les premiers, l’affaire courrait des dangers, la Terre sainte souffrirait notablement, et il s’ensuivrait des altercations, des retards et un ajournement de la décision de cette affaire. Ils ajoutaient encore plusieurs autres raisons.

Sans doute, les précédentes procédures dirigées contre cet ordre ne permettent pas de le condamner canoniquement comme hérétique par une sentence définitive ; cependant, comme les hérésies qu’on lui impute l’ont singulièrement diffamé, comme un nombre presque infini de ses membres, entre autres le grandmaître, le visiteur de France et les principaux commandeurs, ont été convaincus desdites hérésies, erreurs et crimes, par leurs aveux spontanés ; comme ces confessions rendent l’ordre très-suspect, comme cette infamie et ce soupçon le rendent tout-à-fait abominable et odieux à la sainte Église du Seigneur, aux prélats, aux souverains, aux princes et aux catholiques ; comme, de plus, on croit vraisemblablement qu’on ne trouverait pas un homme de bien qui voulût désormais entrer dans cet ordre, toutes choses qui le rendent inutile à l’Église de Dieu et à la poursuite des affaires de Terre sainte, dont le service lui avait été confié ; comme ensuite, nous et nos frères, avions fixé le présent concile comme le terme définitif où la décision devait être prise et la sentence promulguée, et que le renvoi de la décision ou du règlement de cette affaire amènerait, comme on le croit probablement, la perte totale, la ruine et la dilapidation des biens du Temple, donnés, légués et concédés par les fidèles pour secourir la Terre sainte et combattre les ennemis de la foi chrétienne : entre ceux qui disent qu’il faut, pour les crimes susdits, promulguer la sentence de condamnation contre cet ordre, et ceux qui disent que les procédures qui ont eu lieu ne permettent pas, après une longue et mûre délibération, de le condamner avec justice, nous, n’ayant que Dieu en vue et prenant en considération les biens des affaires de Terre sainte, sans incliner ni à droite ni à gauche, nous avons pensé qu’il fallait prendre la voie de provision et d’ordonnance pour supprimer les scandales, éviter les dangers et conserver les biens destinés au secours de la Terre sainte. Considérant donc l’infamie, le soupçon, les insinuations bruyantes et autres choses susdites qui s’élèvent contre cet ordre ; considérant la réception occulte et clandestine des frères de cet ordre ; considérant que lesdits frères se sont éloignés des habitudes communes de la vie et des mœurs des autres fidèles, en ceci surtout que, lorsqu’ils recevaient des frères dans leur ordre, ceux-ci étaient obligés, dans l’acte même de leur réception, de promettre et de jurer qu’ils ne révéleraient à personne le mode de leur réception et qu’ils seraient fidèles à ce vœu, ce qui est contre eux une présomption évidente ; considérant, en outre, le grave scandale que tout cela a soulevé contre l’ordre, scandale qui ne semble pas pouvoir s’apaiser tant que l’ordre subsistera ; considérant aussi le péril de la foi et des âmes, tant de faits horribles perpétrés par un très-grand nombre de frères, et plusieurs autres raisons et causes justes qui ont dû raisonnablement nous porter à prendre les mesures subséquentes ; attendu que la majeure partie desdits cardinaux et prélats élus par tout le concile, c’est-à-dire les quatre ou cinq parties ont trouvé plus convenable, plus expédient et plus utile à l’honneur du Très-Haut, à la conservation de la foi chrétienne et aux besoins de la Terre sainte, sans parler de plusieurs autres raisons valables, de suivre la voie de provision et d’ordonnance du Siège apostolique, en supprimant ledit ordre et en appliquant ses biens à l’usage auquel ils avaient été destinés, et quant aux membres de l’ordre encore vivants, de prendre de sages mesures que de leur accorder le droit de défense et de proroger l’affaire ; considérant encore qu’en d’autres circonstances, sans qu’il y ait eu de la faute des frères, l’Église romaine a supprimé quelquefois d’autres ordres importants pour des causes incomparablement moindres que celles-ci, nous supprimons par une sanction irréfragable et valable à perpétuité, non sans amertume et sans douleur dans le cœur, l’ordre des Templiers, son état, son costume et son nom, non par une sentence définitive, mais par manière de provision ou d’ordonnance apostolique, et nous le soumettons à une interdiction perpétuelle, avec l’approbation du concile, défendant expressément à qui que ce soit d’entrer désormais dans cet ordre, de recevoir ou de porter son costume et de se faire passer pour Templier. Quiconque y contreviendra encourra la sentence d’excommunication ipso facto.

Nous réservons à la disposition et à l’ordonnance de notre Siège apostolique les personnes et les biens de l’ordre, et, avec la grâce d’en haut, nous entendons en user pour la gloire de Dieu, l’exaltation de la foi chrétienne et la prospérité de la Terre sainte avant la fin du présent concile. Nous défendons expressément à qui que ce soit, quelle que soit sa condition ou son état, de se mêler des personnes ou des biens de cet ordre, de rien faire, innover, attenter sur ces choses au préjudice de l’ordonnance ou de la disposition que nous allons prendre, déclarant dés à présent nul et invalide tout ce qui pourrait être attenté par qui que ce soit, sciemment ou par ignorance. Cependant nous n’entendons point par-là déroger aux procédures qui ont été faites ou qui pourront être faites sur chaque personne des Templiers, par les évêques diocésains et par les conciles provinciaux, comme nous l’avons établi ailleurs. C’est pourquoi nous défendons à qui que ce soit d’enfreindre cette page de notre ordonnance, provision, constitution et défense, et d’y contrevenir par une téméraire audace. Si quelqu’un osait le faire, qu’il sache qu’il encourra l’indignation du Dieu tout-puissant et de ses apôtres les bienheureux Pierre et Paul.

Clément V

Donné à Vienne, le onze des calendes d’avril, de notre pontificat la septième année.

 

source: https://laportelatine.org/formation/magistere/bulle-vox-in-excelso-1312-dissolution-ordre-temple

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La dispute de la Vraie Croix, une nouvelle hypothèse pour la naissance du Temple

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 L'Archevêque de Césarée,Evremar de Thérouanne, apporte la Vraie Croix à Antioche au grand soulagement du patriarche d'Antioche Bernard de Valence début août 1119

 

Introduction

 

Chercher à déchiffrer l’incipit de l’histoire de l’ordre du Temple, à saisir l’esprit des premières années d’une expérience nouvelle comme celle qu’ont vécu Hugues de Payns et ses compagnons, reste un exercice périlleux. La raison en est que nous ne bénéficions d’aucun témoignage direct des événements qui nous intéressent. Les premières chroniques qui vont faire état des débuts des Templiers datent de la fin du XII° siècle, soit plus d’un demi-siècle après les événements, autant dire une éternité. 

 

Le travail des historiens a pu permettre d’identifier au moins quatre chroniques1 qui nous parlent  du début de l’ordre du Temple: celle de Michel le Syrien2, celle de Guillaume de Tyr3, celle d’Ernoul4 , celle de Jacques de Vitry5 . Si les courts passages de ces chroniques nous sont précieux pour avoir une première approche des faits, il faut aussi constater que les récits sont assez succincts, que ce qui y est affirmé peut s’avérer faux6 et que les différentes versions sont parfois contradictoires. Mais le plus gênant reste encore le fait qu’avec le recul des années, il nous semble que ces chroniques nous donne une version édulcorée des événements, laissant penser que si Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer ont rompu leur engagement auprès des chanoines réguliers ce serait parce qu’ils étaient oisifs et que par manque d’action ils se seraient rapprochés du roi7

 

Dans cette optique, le changement de statut de ces « proto-templiers » ne serait pas un drame. Le roi aurait convaincu le patriarche et le prieur du Saint-Sépulcre de libérer de leurs voeux les futurs Templiers pour qu’ils puissent trouver refuge auprès du roi dans son palais sur l’ancien site du Temple de Salomon. 

 

Cette version idyllique des faits a amenés les historiens contemporains à s’imaginer que tout cela se serait passé pendant le concile de Naplouse en janvier 11208 - bien qu’aucune des quatre chroniques de Terre Sainte ne parle explicitement du concile de Naplouse et qu’aucun des vingt-cinq canons du concile de Naplouse ne parle des Templiers. 

 

Pourtant une lettre du chanoine régulier Hugues de Saint-Victor, adressée aux chevaliers du Temple, aurait dû alerter sur le fait que le changement de statut d’Hugues de Payns et de ses compagnons ne s’était pas fait sans quelque frustration de la part des chanoines réguliers. Encore fallait-il que les historiens attribuent cette lettre à son véritable auteur9

 

Il en est de même pour la date de la création de la nouvelle milice en 1120. Les historiens contemporains semblent prendre un malin plaisir à jouer du calendrier au risque de nous embrouiller10 alors que le seul document authentique que nous possédons à travers le prologue de la Règle des Templiers est limpide sur ce sujet. Le concile de Troyes a eu lieu le 13 janvier 1128, la neuvième année du commencement de ladite chevalerie, c’est-à-dire en 1119. 

 

À contre-courant de ce bel unanimisme, nous allons donc proposer de présenter une version résolument plus conflictuelle du début de l’ordre des Templiers11.

 

Des chevaliers du Saint-Sépulcre

 

Avant la création de l’ordre des Templiers, on s’accorde sur le fait que Hugues de Payns, Godefroy de Saint-Omer et leurs compagnons sont des donats au service des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre, c’est-à-dire des chevaliers laïcs qui ne prononcent pas de voeux mais servent en armes les chanoines et sont soumis à l’autorité du prieur du Saint-Sépulcre. Le statut du donat implique qu'il se donne " se et qua reddere" (lui-même et avec quoi payer), à l'institution religieuse, au moyen d'un contrat écrit. Celui-ci enregistre la formule d'autodédition prononcée lors d'un rite de "commendatio" (recommandation) lié au geste de " l'immixtio manuum" (mélange de mains). Détail important: le centre du lien entre le chevalier laïc et le prieur des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre réside dans le fameux contrat formulé par écrit qui peut être révoqué en cas de désaccord entre les parties.

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En échange, les donats bénéficient des bienfaits spirituels des chanoines, ils sont autorisés à suivre les offices dans la basilique et à porter sur leur vêtement l’insigne du Saint-Sépulcre sans pour autant partager la vie commune avec les chanoines qui sont des prêtres. 

 

Hugues de Payns et ses compagnons, en tant que laïcs, vivaient en-dehors des bâtiments conventuels du Saint-Sépulcre. Ils étaient hébergés et nourris non loin de là à l’hôpital de Saint-Jean de Jérusalem. 

 

L’ordre canonial régulier du Saint-Sépulcre, établi en 1114, portait comme signe distinctif une croix vermeille patriarcale cousue sur leur vêtement. 

 

Ancien Chanoine Regulier de lOrdre du S Sepulcre Wellcome L0040992

 

La basilique du Saint-Sépulcre, siège du patriarche latin de Jérusalem, était le coeur spirituel et législatif du royaume de Jérusalem. C’était au Saint-Sépulcre qu’étaient gardés dans un coffre la couronne des rois de Jérusalem ainsi que les lois du royaume établis du temps de Godefroy de Bouillon. Ces lois, ou assises, que l’on a appelé les lettres du Saint-Sépulcre, ont fait coulé beaucoup d’encre sur leur contenu puisqu’elles ont disparu en 1187 avec la fin du premier royaume de Jérusalem, sans jamais laisser de trace.12

 

Une autre fonction des chanoines du Saint-Sépulcre était la garde de la Vraie Croix, sainte relique que les Francs emmenaient toujours avec eux lors de la bataille. C’était au patriarche de Jérusalem et au trésorier du Saint-Sépulcre qu’incombait la tâche d’apporter la Vraie Croix sur le champ de bataille. De plus, le patriarche et les chanoines, en tant que grands propriétaires terriens, qui possédaient plus du quart de la ville sainte de Jérusalem, avaient l’obligation de fournir un contingent armé. 

 

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À partir des années 1114-1119, on pense qu’en tant que garde du corps des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre, une des fonctions d’Hugues de Payns et de ses compagnons, était de faire partie du contingent militaire qui entourait le patriarche de Jérusalem et le trésorier du Saint-Sépulcre, avec la Vraie Croix portée au-devant de l’armée du roi de Jérusalem. Fonction hautement stratégique sur la symbolique du pouvoir de l’Église sur le royaume de Jérusalem.

 

La question qui se pose à nous est de savoir pourquoi Hugues de Payns et ses compagnons ont fini par rompre leur engagement auprès des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre. L’hypothèse que nous soumettons est que cette rupture soit intervenue à propos de la dispute de la Vraie Croix qui va éclater entre le roi de Jérusalem et le patriarche entre le mois de juin 1119 et le mois de juin 1120. 

 

Sur cette fameuse dispute, nous nous sommes appuyés sur l’article de M. Hans Eberhard MAYER « Jérusalem et Antioche au temps de Baudoin II » in: Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres; 1980, pp. 717-734, accessible sur internet: https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1980_num_124_4_13786

 

Comme cette dispute intervient dans un laps de temps très court, il est important pour nous de rappeler à quelle date Hugues de Payns et ses compagnons ont décidé d’abandonner le service du Saint-Sépulcre pour devenir des Templiers. 

 

Dans le prologue de la Règle des Templiers, approuvée au concile de Troyes en Champagne, il est précisé: « C’est ainsi qu’en toute joie et toute fraternité, nous nous assemblâmes à Troyes, grâce aux prières de maître Hugues de Payens par qui ladite chevalerie commença, avec la grâce du Saint-Esprit, pour la fête de monseigneur Saint-Hilaire [13 janvier], en l’an de l’incarnation Jésus-Christ 1128, la neuvième année depuis le commencement de ladite chevalerie. »

 

La Règle des Templiers ne laisse aucun doute sur le fait que la création de l’ordre a eu lieu en 1119. Cette année-là va se produire un événement majeur en Terre Sainte qui, selon nous, pourrait bien être la cause indirecte de la rupture entre Hugues de Payns et les chanoines du Saint-Sépulcre. Cet événement est le désastre de la bataille de l’ager Sanguinis le samedi 28 juin 1119 que l’enlumineur anonyme du manuscrit de l’Historia de Guillaume de Tyr a judicieusement représenté sous la scène où Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer se présentent au roi de Jérusalem Baudoin II pour créer la nouvelle chevalerie. 

 

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Le désastre de l'Ager Sanguinis

 

L’Ager Sanguinis ou le Champ du Sang, c’est la fin tragique de Roger d’Antioche, régent de la principauté d’Antioche. Entre mai et avril 1119, une armée de Turcomans, dirigée par Il-Ghâzi, l’atabeg d’Alep, envahit la principauté d’Antioche. À l’annonce de cette invasion, Roger d’Antioche avait tout de suite envoyé des messagers pour demander l’aide du roi Baudoin II et du comte Pons de Tripoli. Le roi de Jérusalem répondit aussitôt qu’il allait accourir avec le comte de Tripoli mais que le régent se gardât de livrer bataille avant leur arrivée. Le patriarche d’Antioche Bernard de Valence, qui le premier avait conseillé de faire appel au roi, insista vivement pour que Roger se conforme aux injonctions du roi. 

 

Hélas! Roger d’Antioche, fort des succès qu’il avait déjà remporté sur ses ennemis en 1115 et pressé par ses vassaux qui subissaient le siège de leur domaine, se persuada qu’il était à même d’assurer par lui-même la défense de sa principauté.  Contre l’avis du patriarche d’Antioche, il rassembla son armée composée de 700 chevaliers et de 3000 fantassins pour se porter au plus vite contre l’ennemi.

 

Seulement, plus il avançait vers l’armée ennemie, plus les nouvelles de ses éclaireurs étaient inquiétantes. On lui rapporta que l’armée était bien supérieure à la sienne. On parle de 20 000 hommes. Un chroniqueur arabe parle même de plus de 40 000 hommes. Roger d’Antioche, avant même la bataille, comprend l’erreur qu’il venait de commettre. Mais il était déjà trop tard pour battre en retraite. Il fallait se préparer à subir le choc d’une armée innombrable. 

 

La stratégie des Francs fut de se positionner dans une vallée étroite entre deux montagnes pour essayer de compenser l’infériorité numérique par un espace exigu où il serait difficile de manœuvrer pour le gros de l’armée d’Il-Ghâzi. Mais cette stratégie s’avéra inutile car il fut facile pour les Turcomans de contourner par les hauteurs et d’opérer un encerclement total de la petite armée franque dans la nuit du 27 au 28 juin 1119.

 

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Les Francs, acculés et sans espoir de retraite, se battirent avec l’énergie du désespoir, tuant le plus grand nombre d’ennemis possible. Mais, submergés par le nombre, ils succombèrent et furent massacrés en masse. Roger d’Antioche, restant seul avec une poignée de fidèles , se lança au plus épais des escadrons turcs. Un coup d’épée en plein face, à hauteur du nez, lui donna la mort.

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Selon les chroniqueurs de l’époque, seuls 140 hommes sur toute l’armée d’Antioche purent se sortir de cet amas de cadavres gisants dans cette vallée encaissée qui fut leur dernier tombeau et qu’on appellera dorénavant le Champ du Sang, l’Ager Sanguinis. 

 

Comprenant d’avance la situation, le patriarche d’Antioche, Bernard de Valence, prit des mesures énergiques. Faute de soldats, il commença par armer tous les Francs présents à Antioche, qu’ils soient marchands, clercs ou moines. Tous furent mis à contribution pour défendre la cité d’Antioche. Quant aux chrétiens indigènes, syriens, arméniens, grecs, ils furent désarmés et confinés chez eux par peur de la trahison. Cette politique s’avéra payante puisqu’elle permis d’attendre l’arrivée de l’armée du roi Baudoin II. 

 

La dispute de la Vraie Croix

 

Au moment où Baudoin II avait reçu le premier message de Roger d’Antioche, il se trouvait lui-même engagé avec son armée dans une expédition militaire contre les Damascènes sur les rives du Jourdain. Comme le voulait les institutions hiérosolymitaines, le patriarche de Jérusalem Gormond de Picquigny était là, avec la Vraie Croix, accompagné du trésorier du Saint-Sépulcre. Le premier réflexe du roi Baudoin II fut d’ordonner à son armée d’interrompre les opérations militaires en cours et de se diriger immédiatement vers Antioche en passant par le comté de Tripoli afin de réunir toutes les armées pour se préparer à combattre les Turcomans. 

 

Le problème est que devant cet ordre une partie de la noblesse du royaume de Jérusalem refusa de suivre le roi sous prétexte que la semonce, c’est-à-dire le service militaire dû au roi, n’était valable que sur le territoire du royaume de Jérusalem et ne concernait pas la principauté d’Antioche. 

 

Derrière ce refus de la noblesse hiérosolymitaine se cachait l'antagonisme issu de l’élection du roi Baudoin II au trône de Jérusalem en 1118 qui avait contrevenu au droit féodal franc selon lequel le successeur légitime du roi Baudoin Ier serait son frère, Eustache III de Boulogne. 

 

Le conflit entre les légitimistes, garants du droit féodal franc, et les réformateurs, partisans de l’élection, dont faisait partie Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer, venait d’éclater en pleine campagne militaire sur les rives du Jourdain. 

 

Le plus surprenant dans cette affaire est que le patriarche de Jérusalem et les chanoines du Saint-Sépulcre, qui avaient pourtant grandement participé à l’élection du roi Baudoin II, décident contre toute attente d’aller dans le sens des opposants au roi en arguant que la Vraie Croix ne devait pas sortir du royaume de Jérusalem car la précieuse relique risquait d’être perdue. Même si cette crainte pouvait se justifier, puisque c’est finalement ce qui arriva en 1187 à la bataille de Hattin, en l’occurence, il existait un précédent puisqu’en septembre 1115 à la bataille de Tell-Dânîth dans la principauté d’Antioche, la Vraie Croix avait déjà été amenée à Antioche par le roi Baudoin Ier.

 

Derrière cette soudaine attitude frileuse de l’église hiérosolymitaine, on soupçonne les ambitions du patriarche Gormond de Picquigny, qui prétendait diriger le royaume de Jérusalem au nom de la très sainte Église romaine catholique et apostolique. Pour le patriarche, le royaume de Jérusalem se devait d’être une théocratie et le moment lui semblait opportun pour réaffirmer cette évidence. 

 

Nous sommes dans l’impossibilité de savoir si les lettres du Saint-Sépulcre lui donnaient raison mais si les assises du royaume avaient été rédigées du temps de Godefroy de Bouillon, qui lui-même avait refusé de porter la couronne en hommage au Christ et s’était déclaré simple avoué du Saint-Sépulcre, on pourrait penser que le patriarche de Jérusalem avait sur ce point quelques arguments juridiques valables à faire valoir. 

 

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Ne pouvant laisser le patriarche de Jérusalem confisquer la Vraie Croix sans renoncer à toute autorité sur le royaume, le roi Baudoin II ordonna sur le champ que la Vraie Croix soit confiée à l’archevêque de Césarée pour conduire son armée jusqu’à Antioche et c’est précisément à ce moment-là que se joue le destin d’Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer car c’est eux qui étaient censés protéger les chanoines réguliers et le patriarche qui entouraient la Vraie Croix. 

 

Qu’allaient-ils faire? Obéir au patriarche et aux chanoines du Saint-Sépulcre comme l’exigeait leur engagement? Ou allaient-ils suivre l’armée du roi élu? La rupture entre Hugues de Payns et ses compagnons avec les chanoines du Saint-Sépulcre date selon nous de cet instant précis car les futurs Templiers vont probablement décider de prendre la Vraie Croix pour la remettre à l’Archevêque de Césarée comme l’ordonnait le roi élu.

 

En juin 1119, sur les rives du Jourdain, on va assister à ce triste spectacle de l’armée de Jérusalem qui va se diviser en deux: l’une, conduite par le roi Baudoin II, se dirigeant vers le nord pour aller au secours de la principauté d’Antioche, l’autre, conduite par le patriarche Gormond de Picquigny, prenant la direction du sud pour s’en retourner à Jérusalem. 

 

Quand l’armée du roi rejoint celle du comte Pons de Tripoli, si l’on fait abstraction des fantassins, l’ensemble total des deux armées ne dépassait pas 250 chevaliers, c’est dire à quel point la noblesse hiérosolymitaine avait déserté en masse l’armée du roi. Ce constat contraindra Baudoin II à organiser en janvier 1120 le concile de Naplouse où il concédera la décime au profit de l’Église et du patriarche de Jérusalem pour chercher à retrouver un semblant d’unité. 

 

Hugues de Payns, Godefroy de Saint-Omer et leurs compagnons ont selon toute probabilité participé aux côtés du roi à la bataille de Hab, le 14 août 1119, qui a vu l’armée franque repousser l’armée d’Il-Ghazi malgré une infériorité numérique flagrante. 

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Cet exploit, où l’attitude au combat des compagnons d’Hugues de Payns a pu se mettre en valeur a scellé définitivement les liens indéfectibles entre le roi et les anciens chevaliers du Saint-Sépulcre. Quand le roi revient à Jérusalem en décembre 1119,  il leur ouvre son palais et les accueille chaleureusement. C’est à ce moment que devant le roi les compagnons d’Hugues de Payns prononcent leur propositum vitae à travers ces mots:

« Sire, pour Dieu, conseillez-nous de telle manière, que nous considérions avec attention à faire maître l’un de nous et qu’il nous conduise à la bataille pour la défense du royaume. »

 

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À la fin de la charte du roi de Jérusalem, datée du mardi 30 décembre 1119 qui confirme, après l'avoir rappelé, un privilège en date du 20 juin 1112 accordé à l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem par son prédécesseur, Baudoin II  précise de manière inhabituelle, dans la formule de datation du document, le fait qu'il avait emporté la Vraie Croix à Antioche et, qu'avec l'aide de la relique, il avait remporté la victoire (bataille de Hab). Dans la liste des témoins de cette charte, on trouve mentionné pour la première fois en Terre sainte le nom du chevalier Hugues de Payns : "(...) En l'an de l'incarnation du Seigneur 1120 (style pisan), en la deuxième année de mon règne, lorsque Dieu, par le signe de la Sainte-Croix, accorda la victoire à sa Chrétienté en terre syrienne et au royaume qui lui était confié, mardi, le 30 décembre.". La liste des témoins qui suit, recense : le chancelier Payen, le vicomte d'Acre Robert, Raoul de Fontenelle, Hugues de Payns (de Pazence), Honfroi de Toron, André de Teirall, Jean Cubilarii en présence de Pierre de Barcelone, Bertrand, frère de Mont-Pèlerin, un prêtre du nom de Pons et Frère Aicelin.13

 

La chronique d'Ernoul nous dit que la nouvelle milice portait encore sur son habit une partie de son ancien insigne du Saint-Sépulcre, sous la forme d'une croix simple couleur vermeille. Si l'on suit les dires du chroniqueur, les templiers auraient décousu de leur vétement la partie inférieure de la croix patriarcale pour ne garder que la partie supérieure.

 

Une chevalerie ostracisée ?

 

À partir de là, Hugues de Payns et ses compagnons doivent être considérés par le patriarche de Jérusalem et les chanoines réguliers comme suspects, voire comme des apostats à la cause de l’Église de Jérusalem. C’est à cette période délicate qu’à lieu le concile de Naplouse, qu’il est devenu courant de considérer comme l’acte de naissance de la nouvelle chevalerie alors qu’aucun des 25 canons du concile de Naplouse du mois de janvier 1120 ne fait allusion de près ou de loin aux Templiers.

 

Deux chapitres sont souvent mis en avant par les historiens, les canons 20 et 21 qui ne concernent pourtant que les clercs. Le chapitre 20 concède aux clercs le droit de prendre les armes pour leur défense mais surtout il insiste sur le fait qu’ils ne prennent pas goût à la guerre car c’est contraire à leur état. Le chapitre 21 nous dit: « si un moine ou un chanoine régulier apostasie, qu’il revienne à l’ordre ou rentre dans sa patrie ». Rien qui puisse laisser penser que le concile de Naplouse soutienne la nouvelle démarche des Templiers qui cherche à allier le statut de moine à celui du guerrier.

 

Quand, dans une lettre, le roi de Jérusalem, Baudoin II, demande à saint Bernard de composer une règle pour ses protégés, ce sera sans succès14. L'abbé de La Claire Vallée se gardera bien aussi de répondre aux multiples sollicitations d’Hugues de Payns.  On suppose que saint Bernard ne veut pas fâcher ses amis les chanoines réguliers qui servent le Dôme du Rocher ou temple du Seigneur et qui par leurs fonctions de Docteurs de la loi sont les véritables soldats du temple de Salomon. Sans nouvelles favorables venues de l'occident, Hugues de Payns et ses compagnons ont-ils menacés de rendre les armes? C'est finalement Hugues de Saint-Victor de Paris, le grand théologien des chanoines réguliers qui, manifestement agacé par leur démarche, leur adresse une lettre sous forme de sermon pour les remettre à leur place. 

 

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Hugues de Saint-Victor est un fervent partisan de la Respublica Christiana dirigée par les clercs. Il ne conçoit en aucune façon que des gens d’armes puissent prétendre à la contemplation des choses divines. Ce sont des « inférieurs » qui doivent obéissance aux « supérieurs », les clercs. Son conseil: « reste dans l’état où tu es » et contente-toi de vivre de la dépouille pendant la bataille ( comme le ferait un vulgaire chevalier du siècle). 

 

Hugues de Saint-Victor n’est pas le seul à monter au créneau. Guigues 1er, prieur de Chartreuse, leur adresse une lettre désagréable où il leur rappelle que le combat contre le mal est avant tout d’ordre spirituel et qu’ils sont peut-être en train de se fourvoyer. Dans cette ambiance hostile, il était impossible pour les premiers Templiers d’espérer recruter ou de recevoir des dons. D’où la légende des 9 chevaliers pendant 9 ans. Pourtant, juridiquement parlant, Hugues de Payns et ses compagnons, en tant que donats, avaient le droit de rompre le contrat qui les liait aux chanoines réguliers du Saint-Sépulcre en cas de désaccord.

 

Baudoin II, en juin 1120, alors qu’il est à Jérusalem, reçoit une nouvelle demande de secours de la principauté d’Antioche qui est encore une fois attaquée par les Turcomans. Comme le veut la tradition, le roi demande que la Vraie Croix accompagne son armée qui va partir défendre la principauté d’Antioche. Le patriarche de Jérusalem et les chanoines réguliers du Saint-Sépulcre lui refusent catégoriquement de lui livrer la Vraie Croix. 

 

En juin 1120, nous sommes en face d'une véritable crise de régime. Un bras de fer s’engage entre le roi et le patriarche pour la gouvernance du royaume. Baudoin II déclare publiquement que si on ne lui livrait pas la Vraie Croix il renoncerait à aller défendre la principauté d’Antioche et que les conséquences du désastre seraient à mettre sur le compte du patriarche et de ses amis les chanoines. À cette occasion, le roi prenait à témoin tous les Latins d’Orient. 

 

Le problème pour l’Église de Jérusalem est que si les nobles du royaume de Jérusalem étaient contraints par la semonce de servir le roi, rien n’obligeait cette même noblesse à servir une théocratie surtout si celle-ci avait les accents de la Respublica Christiana. Force était de constater que si le patriarche avait un pouvoir de nuisance vis-à-vis du roi, il n’avait pas celui de diriger le royaume et le positionnement d’Hugues de Payns et de ses compagnons à cet égard était particulièrement révélateur. 

 

Gormond de Picquigny finit par céder au roi en résumant la situation ainsi: « Nous fîmes ce que nous ne voulions pas et ce que nous ne voulions pas nous le voulûmes .»15 Dans cette lutte d’influence entre le roi et l’Église, si Baudoin II venait de remporter une bataille, il n’avait pas encore remporté la guerre. 

 

En ce qui concerne les Templiers, l’événement qui semble avoir dénoué la situation ne fut pas le concile de Naplouse en 1120 mais l’entrée au sein de la milice du Temple du comte Hugues Ier de Champagne en 1125. 

 

Hugues Ier, comte de Champagne, et la genèse de l’ordre des Templiers.

 

Hugues de Champagne était un personnage influent, aussi bien auprès du roi de France, dont il avait épousé la fille Constance de France en premières noces, qu’auprès de l’Église romaine puisqu’en secondes noces, il épousa Elisabeth de Bourgogne, la nièce du pape Calixe II (1119-1124). 

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Grand protecteur de l’Église grégorienne, en 1104, le comte avait autorisé sur ses terres la tenue d’un concile à Troyes, en Champagne. Suite à ce concile, il avait décidé de se rendre en Terre Sainte. Mais avant de partir pour Jérusalem, il avait pris soin de se rendre pour la troisième fois dans l’abbaye de Molesme où il rencontra Hugues II, duc de Bourgogne et Guillaume II, comte d’Auxerre, de Nevers et de Tonnerre, qui revenaient de Terre Sainte. De son côté, Hugues était accompagné d’Erard, comte de Brienne, d’Hugues, comte de Reynel, d’André, comte de Ramerupt, de Milon Ier, comte de Bar-sur-Seine, de Jeoffroi, seigneur de Chaumont en Bassigny, de Roger de Joinville, et de Ponce, de Trainel, ainsi que de son neveu, le jeune Thibaut, futur comte de Champagne. Les seigneurs bourguignons et champenois aimaient à se retrouver dans cette abbaye où le supérieur du lieu était élu. Rappelons que l’abbé Robert de Molesme fut le fondateur de l’abbaye de Cîteaux et que les abbés de Cîteaux et de Molesmes seront présents au concile de Troyes en 1128 comme le comte Thibaut de Champagne et le comte de Nevers. 

 

Après cette réunion, on estime qu’Hugues de Champagne serait parti trois ans en Terre Sainte accompagné de son fidèle vassal, Hugues de Payns. De retour en Champagne vers la fin de l’année 110716, le comte repartira en Terre Sainte en 1114.

 

Dans un acte daté de 1113, Hugues de Champagne annonce qu’il se rendra au Saint-Sépulcre l'acte dit : 

" Sachent tous les fidèles du Christ présens et avenir que le mémorable Hugues, comte de Troyes, devant par une pieuse dévotion se rendre au sépulcre du Seigneur ajouta de nouveaux bienfaits aux bienfaits si nombreux et si grands qu'il avait accordés à l'église de Montiéramey.(...) ".

Il semble que dès cette date, il était déjà dans l’idée de se mettre au service des chanoines du Saint-Sépulcre contre l’avis de sa femme Elisabeth de Bourgogne, qui se plaint de la situation à Yves de Chartres le grand canoniste. Parmi les témoins de cet acte fait à Troyes en Champagne figure Hugues de Payns.

 

Voici un extrait de la lettre qu'Yves de Chartres adresse au comte Hugues Ier en 1114 :

" Yves, par la grâce de Dieu, ministre de l'église de Chartres, à Hugues, comte magnifique et respectable des Troyens, souhaite que sur la route il combatte de manière à pouvoir régner dans la patrie. Nous avons entendu dire et nous savons que devant partir pour Jérusalem tu as fait voeu d'entrer dans la milice du Christ (Chevalier du Saint-Sépulcre), tu veux t'engager dans cette milice évangélique où avec dix mille hommes on combat sans crainte celui qui s'avance avec vingt mille pour nous attaquer. C'est la charité, mon cher ami, qui m'a donné la hardiesse de t'écrire cette lettre pour te conseiller de réfléchir à ce projet, et de faire en sorte qu'il ne paraisse pas seulement louable aux yeux des hommes, mais qu'il soit aussi agréable aux yeux de Dieu, et que l'accomplissement d'un voeu arbitraire ne te fasse pas oublier un engagement consacré par la loi divine. Tu t'es uni à une femme par un lien que la loi de la nature a créé, et qu'ensuite la loi de l'Évangile et des apôtres a confirmé (.....), et si tu gardes la continence sans le consentement de ta femme, quand même tu le ferais pour Dieu, tu n'observes pas tes engagement conjugaux, et tu offres en sacrifice le bien d'autrui au lieu du tien prope (.....). Tu devras donc, en exécutant ton projet, t'arranger de manière à ce que l'accomplissement de ton voeu puisse se concilier avec le respect dû à une institution qui est de droit naturel et de droit positif."17

 

Nous pensons que ce voyage organisé par le comte de Champagne et Hugues de Payns en 1114 a un lien avec la réforme du chapitre du Saint-Sépulcre qui cette même année passe de séculier à régulier, ce qui permettra aux chanoines d’élire le patriarche de Jérusalem selon les usages de l’Église grégorienne. Cette réforme permet d’élire le patriarche mais elle instaure aussi un nouveau mode de désignation des gouvernants au sein même du nouveau royaume latin de Jérusalem. Cela permit en 1118 de faire élire Baudoin II comme roi de Jérusalem avec l’appui du patriarche dans un royaume où le régime héréditaire aurait dû être la règle. 

 

On se demande si cette stratégie pour arriver à faire élire le roi dans les états francs de Terre Sainte à la manière de ce qui se faisait dans l’empire germanique n’aurait pas été pensé et préparé dans cette abbaye de Molesme en Bourgogne où seigneurs champenois et bourguignons aimaient à se retrouver comme le feront plus tard les légendaires chevaliers de la Table Ronde. 

 

En 1119, le comte de Champagne, revenu bon gré mal gré en Occident autour des années 1115/1116, participe au concile de Reims sur les terres du roi de France où il est officiellement chargé de la sécurité personnelle du pape Calixe II au moment où se dernier négocie avec le très menaçant empereur germanique. Hugues, comte de Champagne, est aussi le protecteur et généreux donateur des terres pour la fondation de l’abbaye cistercien de la Claire Vallée dont saint Bernard est l’abbé.

 

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Voici la lettre que saint Bernard écrit quand il apprend que le comte de Champagne a décidé de partir définitivement en Terre Sainte pour se faire templier en 1125: 

 « Si c'est pour Dieu que de comte vous vous êtes fait simple soldat, et pauvre, de riche que vous étiez, je vous en félicite de tout mon coeur, et j'en rends gloire à Dieu, parce que je suis convaincu que ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut. Je suis pourtant contraint de vous avouer que je ne puis facilement prendre mon parti d'être privé, par un ordre secret de Dieu, de votre aimable présence, et de ne plus jamais vous voir, vous avec qui j'aurais voulu passer ma vie entière, si cela eût été possible. Pourrais-je en effet oublier votre ancienne amitié, et les bienfaits dont vous avez si largement comblé notre maison? Je prie Dieu dont l'amour vous a inspiré tant de munificentes pour nous, de vous en tenir un compte fidèle. Pour moi j'en conserverai une reconnaissance éternelle, je voudrais pouvoir vous en donner des preuves. Ah! s'il m'avait été donné de vivre avec vous, avec quel empressement aurais-je pourvu aux nécessités de votre corps et aux besoins de votre âme. Mais puisque cela n'est pas possible, il ne me reste plus qu'à vous assurer que, malgré votre éloignement, vous ne cesserez d'être présent à mon esprit au milieu de mes prières. »18

 

C’est très certainement l’entrée du comte Hugues de Champagne comme simple membre de la milice du Temple qui décide saint Bernard à rédiger l’Éloge de la nouvelle chevalerie, point de départ d’une reconnaissance officielle de l’ordre. Malgré tout, les Templiers vont faire l’amère expérience que les chanoines réguliers n’ont pas renoncé à leur projet de Respublica Christiana en Terre Sainte. Lors du concile de Troyes sur les terres de Champagne en 1128, Hugues de Payns et ses compagnons vont constater que leur Propositum vitae a été sérieusement dénaturé. 

 

L’enjeu de la Propositum Vitae des Templiers

 

 Le prologue de la Règle des Templiers précise: « Ensemble, nous l’entendîmes, de la bouche même de frère Hugues de Payens, comment fut établi cet ordre de chevalerie et, selon notre jugement, nous louâmes ce qui nous sembla profitable; tout ce qui nous sembla superflu, nous le supprimâmes.  Et tout ce qui, dans cette réunion, ne put être dit ou raconté, ou oublié, nous le laissâmes, avec sagesse, à la discrétion de notre honorable père, sire Honorius et du noble patriarche de Jérusalem, Étienne de la Ferté qui connaissait le mieux les besoins de la terre d’Orient et des pauvres chevaliers du Christ. »19

 

Le nouveau patriarche de Jérusalem, Étienne de la Ferté, ancien abbé des chanoines réguliers de Saint-Jean en Vallée à Chartes, loin d’être sage, avait décidé d’imposer le patriarcat de Jérusalem comme seul maître de la Terre Sainte. Pour ce faire, il commença par réviser la Règle des Templiers en enlevant toute référence au roi de Jérusalem qui était pourtant le protecteur déclaré de la nouvelle milice. Il soumit les pauvres chevaliers du Christ à son autorité et il leur imposa de suivre la liturgie des chanoines réguliers. Dans l’esprit d’Étienne de la Ferté, le roi Baudoin II était prié d’évacuer Jérusalem pour aller s’installer dans la cité d’Ascalon qui était encore aux mains des musulmans. Cherchant probablement à s’appuyer sur la flotte d’une des puissantes cités maritimes comme Venise, Pise ou Gênes, c’est à une véritable guerre civile que se préparait le nouveau patriarche pour imposer la très sainte Respublica Christiana dans le royaume de Jérusalem. 

 

Pourtant saint Bernard, dans une lettre où on lui demandait son avis, avait déconseillé à l’abbé de Saint-Jean en Vallée de se rendre à Jérusalem.  Étienne de la Ferté était passé outre cet avis et avait réussi à se faire élire comme successeur de Gormond de Picquigny. Mauvaise idée, car en avril 1130, un peu plus de deux ans après son élection, le patriarche de Jérusalem, Étienne de la Ferté agonise dans son lit.

 

Quand Baudoin II se rendra au chevet du patriarche en lui demandant comment il allait, celui-ci lui répondit: « je vais comme vous le souhaitez, sire. »20 On accusa le roi de l’avoir empoisonné mais il faut plutôt regarder du côté des Templiers qui cherchaient à protéger le roi et surtout son successeur désigné, Foulques d’Anjou, qui sera couronné en 1131 et qu’ils considéraient comme l’un des leurs depuis qu’en 1120 il avait séjourné parmi eux sur l’ancien site du Temple de Salomon.

 

Au successeur d’Étienne de la Ferté, Guillaume de Messine (1130-1145), saint Bernard recommandera les Templiers et surtout une attitude plus humble vis-à-vis de sa fonction. C’est au nouveau patriarche de Jérusalem, Guillaume de Messine, que l’on doit l’apaisement des tensions entre l’ordre du Temple et les chanoines réguliers à Jérusalem. 

 

Au final, ce sera le 29 mars 1139, par la bulle Omne datum optimum, fulminée par le pape Innocent II (1130-1143) que les Templiers se débarrasseront définitivement de la tutelle des patriarches de Jérusalem pour être soumis à celle du pape.

 

Le parti pris des chroniqueurs

  

Pour le début des Templiers, deux des quatre chroniques de Terre Sainte sortent du lot : celle de Guillaume archevêque  de Tyr (1130-1186) commencée vers 1170 et terminée en 1184 et celle d’Ernoul qui est l’écuyer du seigneur Balian d’Ibelin (1145-1193) commencée vers les années 1187-1993, et pousuivie jusqu'à l'année 1229. 

 

Il se trouve que ces deux chroniqueurs font partie du même clan: celui des monarchistes, ou légitimistes, partisans du droit héréditaire et farouchement opposés à l’influences de l’ordre des Templiers sur les institutions hiérosolymitaines.

 

Guillaume de Tyr a commencé son histoire d’Outre-mer sur la demande du roi de Jérusalem Amaury Ier (1162-1174), qui a la fin de sa vie envisageait de dissoudre l’ordre des Templiers en Syrie. Cela donne une idée du parti pris de ce chroniqueur. Guillaume de tyr sera le précepteur du fils et héritier du roi Amaury Ier, Baudoin IV (1174-1185) qui était Lépreux.

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L’ambition de Guillaume de Tyr n’avait pas de limites et on se demande quel rôle il joua dans l’assassinat en octobre 1174 du sénéchal Milon de Plancy, régent du royaume de Jérusalem et proche des Templiers. Milon de Plancy avait épousé en 1173 Étiennette de Milly, fille du 7e Grand Maître de l'ordre des Templiers, Philippe de Milly (1169-1171) qui, devenu veuf, était entré dans l'ordre du Temple vers 1167. Le meurtre de Milon de Plancy avait certainement été commandité par le grand ami de Guillaume de Tyr, le comte Raymond III de Tripoli, qui briguait le poste de régent, et par ses fidèles alliés Balian d’Ibelin et son frère Baudoin.

 
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C’est sous la régence de Raymond III de Tripoli que Guillaume de Tyr deviendra cette même année 1174 chancelier de Jérusalem avant d’être nommé l’année suivante archevêque de Tyr. Mais l’ascension fulgurante de Guillaume de Tyr va s’effondrer quand, en 1180, il concourt à la charge de patriarche de Jérusalem face à l’archevêque de Césarée, Héraclius. Pendant cette élection, Guillaume de Tyr est prêt à sacrifier le principe de l’élection par les chanoines réguliers en proposant d’aller chercher le nouveau patriarche en Occident.

 

Une fois élu par les chanoines réguliers du Saint-Sépulcre, le nouveau patriarche de Jérusalem, Héraclius finira par excommunier Guillaume de Tyr en 1183. Parti à Rome pour se justifier, Guillaume de Tyr y mourra en septembre 1186. Le chroniqueur Ernoul, qui étrangement ne dit rien sur le meurtre du régent Milon de Plancy, s’étale abondamment sur les mauvaises moeurs du patriarche Héraclius, l’accusant nommément d’avoir envoyé un physicien à Rome pour empoisonner Guillaume de Tyr. 

 

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L’objectivité de la chronique d’Ernoul fait donc l'objet de la même suspicion puisque son seigneur et maître Balian d’Ibelin était le plus proche soutien de Raymond III, comte de Tripoli, principal opposant à Guy de Lusignan, candidat au trône de Jérusalem soutenu par les Templiers. On remarque aussi qu’Ernoul terminera sa chronique sur l’épisode où l’empereur germanique Frédéric II, de retour de Terre sainte, saisit les biens des Templiers dans les Pouilles et en Sicile et chasse tous les frères de ses terres. Tout un symbole qui en dit long sur les arrières-pensées du chroniqueur.

 

Arrières-pensées car il semble que le chroniqueur ne pouvait pas s’exprimer en totale liberté. M.L. de Mas Latrie identifie notre chroniqueur avec le chevalier Ernoul de Giblet mort après 1233. Les seigneurs de Giblet étaient originaires d’une famille de génois proche du Saint-Empire germanique et de l’ordre teutonique.

 
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Le 7 mai 1186, Guy Ier, seigneur de Giblet, souscrit un acte du roi Guy de Lusignan en faveur de l’ordre teutonique et en 1228, il prête 30 000 besants sarrasins à l’empereur Frédéric II lors de son arrivée à Chypre. Mais Ernoul de Giblet, après avoir été écuyer de Balian d’Ibelin, semble avoir servi son fils, Jean d’Ibelin (1179-1236), régent du royaume de Chypre qui affrontera directement les troupes de l’empereur germanique en Terre sainte, tout en se raprochant des Templiers jusqu'à se faire recevoir dans l'ordre en 1236 pour y passer ses derniers jours. 

 

Position délicate pour Ernoul de Giblet car sa propre famille lutte aux côtés des impériaux contre les seigneurs d’Ibelin qu’il sert avec mollesse puisqu’on lui reprochera son manque d’initiative quand, chargé de la défense de l’île de Chypre en 1232, il laissera les impériaux - parmi lesquels se trouve Hugues de Giblet - s’emparer de l’île. Il ne faut donc pas s’étonner quand Ernoul se plaît à décrire dans un autre passage de sa chronique comment, devenu empereur en 1220, Frédéric II reprend en main la Sicile et les Pouilles et fait pendre à cette occasion quelques frères templiers, sans ajouter d’autre commentaire. 

 

Guillaume de Tyr et Ernoul de Giblet paraissent imprégnés des valeurs aristocratiques issus du droit féodal franc ou de l'idéologie gibeline. Ces chroniqueurs ont en commun leur attachement à la supprématie du droit héréditaire, ce qui en fait des ennemis déclarés des frères Templiers attachés aux valeurs de la citoyenneté élective mise en avant par l'église grégorienne.

 

On peut dire aujourd’hui que 80% de ce que raconte Guillaume de Tyr sur le début des Templiers est fantaisiste , voire faux. En premier lieu, par le fait qu’il place en 1118 la naissance de l’ordre. Selon lui: « le roi et les grands, le seigneur patriarche et les prélats des églises leur donnèrent en outre, sur leurs propres domaines, certains bénéfices, les uns à terme, les autres à perpétuité, et ces bénéfices furent destinés à leur assurer les moyens de se couvrir et de se vêtir. » Or, aucun acte ne vient corroborer ces assertions. Le seul acte que nous possédons date de 1125, l’année où Hugues, comte de Champagne, entre dans la milice. 

 

Surtout, les dires de Guillaume de Tyr sont contredits par la lettre du maître des chanoines réguliers, Hugues de Saint-Victor, qui dit aux Templiers de se contenter pour subsiter de la dépouille pendant la bataille, c’est-à-dire du pillage des bagages et des biens des guerriers musulmans qu’ils avaient réussi à vaincre. 

 

Toujours aussi fausse, l’affirmation de Guillaume de Tyr selon laquelle les Templiers n’auraient reçu les insignes de la croix vermeille que sous le pontificat d’Eugène III (1145-1153). La bulle Omne datum optimum, octroyée aux Templiers en 1139 par le pape Innocent II (1130-1143) évoque à deux reprises la croix vermeille des Templiers.

  

On frise même le ridicule quand l’archevêque de Tyr se contredit lui-même. Dans un passage, il nous explique que les Templiers n’avaient pas d’autre vêtement que ce le peuple leur donnait par charité jusqu’au concile de Troyes (qui s’est tenu en 1128) alors que, quelques lignes plus haut, il nous expliquait que les bénéfices reçus par les Templiers en 1118 étaient destinés à leur assurer les moyens de se couvrir et de se vêtir. 

 

Il n’y a aucun crédit à accorder à la chronique d’un archevêque dont le seul but était de démontrer l'ingratitude des Templiers vis-à-vis du roi et de l’Église qui les avaient si bien traités à leurs débuts quand ils étaient pauvres et que, devenus riches et indépendants du patriarche de Jérusalem, ils se sont rendus extrêmement incommodes. 

 

Dans ces conditions, on ne sera pas surpris que la chronique de l’écuyer du seigneur Balian d’Ibelin soit de la même veine à propos de la naissance des Templiers. La chronique d’Ernoul se veut la continuatrice de la chronique de Guillaume de Tyr qui s’achève en 1184. Tout de suite, on remarque qu’au lieu de reprendre le récit en 1184, Ernoul, dans son deuxième chapitre, ressent la nécessité de revenir sur l’épisode de la naissance des Templiers développée par Guillaume de Tyr. 

 

Peut-être que dès cette époque ce passage avait déjà été fortement critiqué et qu’Ernoul avait jugé bon de préciser certains détails. Mais comme Ernoul a sous les yeux le texte de Guillaume de Tyr, il commence par faire la même erreur que lui, en plaçant la naissance du Temple en 1118. 

 

Malgré tout, Ernoul est plus précis que l’archevêque de Tyr. Il révèle que les premiers chevaliers du Saint-Sépulcre avaient le statut de « rendus » ou « donnés » et qu’ils obéissaient au prieur du Saint-Sépulcre. Il précise aussi qu’ils portaient l’enseigne du Saint-Sépulcre, la croix patriarcale à deux bras couleur vermeille et que par la suite les Templiers en portèrent encore une partie avec la croix toute simple vermeille. 

 

Comme pour Guillaume de Tyr, il n’y a pas d’opposition entre les roi et le patriarche au sujet des Templiers. Dans son récit, archevêques, évêques et barons s’accordent et prennent conseil à leur propos. C’est là où certains historiens ont cru voir la marque du concile de Naplouse bien que deux ans séparent la date de 1118 donnée par Ernoul et la date du concile de Naplouse en 1120.

 

Si la chronique d’Ernoul faisait allusion au concile de Naplouse, comment expliquer que les canons de ce concile ne parlent pas des Templiers ou même que Hugues de Payns et ses compagnons ne soient pas cités parmi les membres présents au concile , ce qui serait la moindre des choses s’il était question de leur sort. On a du mal à croire à un tel silence pour un concile qui passe aux yeux des historiens contemporains comme celui de l’approbation de la nouvelle milice. 

 

Autre élément suspect dans la chronique d’Ernoul: c’est l’explication qu’il donne du changement de vocation des chevaliers du Saint-Sépulcre. Pour Ernoul, les chevaliers auraient passé leur temps à boire, à manger et à dépenser leur argent et, lassés d’un tel régime, ils auraient décidé d’aller combattre. Autrement dit, Hugues de Payns et ses compagnons , lassés de faire ripaille et d’obéir à un prêtre, seraient devenus des Templiers. Voilà une belle caricature donnée par l’écuyer du sieur Balian d’Ibelin sur un ordre de chevalerie de Terre Sainte qui contrariait les projets politiques de son maître!

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Pour les deux autres chroniques, il n’y a pas grand chose à dire puisque Jacques de Vitry, mort en 1240, écrit au début du XIIIe siècle , et ne fait que paraphraser la version de Guillaume de Tyr. Quant à Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche (1166-1199), qui écrit vers la fin du XIIe siècle, paraît loin de la culture latine pour avoir une quelconque crédibilité. Curieusement, il nous dit qu’Hugues de Payns avait servi pendant trois ans avec trente chevaliers le roi de Jérusalem à la guerre avant que ce dernier leur donne la maison de Salomon. Cette version contredit l’oisiveté supposée des proto-templiers de la version d’Ernoul mais n’étant pas elle-même très crédible, on ne peut rien en faire. 

 

 

Conclusion

 

Il faut toujours regarder les chroniques latines de Terre Sainte avec un certain recul. Il est flagrant par exemple que les chroniques de la Première Croisade minimisent le rôle joué par l’armée byzantine alors que sans l’aide des byzantins, les Latins n’auraient jamais pu libérer Jérusalem tout seuls. La raison d’un tel oubli est que les Latins ne voulaient pas se sentir redevables et surtout être obligés de se reconnaître comme des vassaux de l’empereur byzantin. Les chroniqueurs préférèrent faire abstraction de certains faits pour valoriser l’action des Latins, ce qui est de bonne guerre. Pour les chroniqueurs qui nous intéressent, c'est un peu pareil, on se rend compte à quel point nous avons affaire à des propagandistes du régime monarchique qui arrangent les faits à leur convenance pour nous transmettre leur vision tronquée de l'histoire de la Terre sainte.

 

Malgré ce que pourrait laisser croire ces chroniques, nous doutons que la création de l’ordre des Templiers puisse apparaître comme un long fleuve tranquille. On se souvient des paroles cruelles du moine cistercien Isaac de l’Étoile dans son sermon XLVIII à propos de la naissance de l’ordre des Templiers:

« Du même genre et presque au même moment est apparu ce monstre nouveau: une nouvelle chevalerie, dont l’observance, comme quelqu’un le dit spirituellement, « relève du cinquième évangile »: à coups de lances et de gourdins, forcer les incroyants à la foi; ceux qui ne portent pas le nom du Christ, les piller licitement et les trucider religieusement; quant à ceux qui, de ce fait, tomberaient dans ces brigandages, les proclamer martyrs du Christ […] »

 

Les Templiers ont assumé une voie originale: celle de chevaliers qui ont cherché à obtenir la contemplation de la chose divine pour établir une citoyenneté basée sur l’élection des laïcs comme gouvernants. En ce sens, ils ont en partie échoué à imposer leur projet à Jérusalem. L’opposition farouche d’une certaine noblesse franque avec les comtes de Tripoli à leur tête et les ambitions radicales des chanoines réguliers ont compromis la mission qu’ils s’étaient fixés.

 

Pris en étau entre la Respublica Christiana et le droit divin, les Templiers ont été une armée au service d’une idée qui ne se réalisera que des siècles plus tard.

 

Pourtant jusqu’à la fin, les Templiers ne se sont jamais résolus à renoncer à leur projet. On ne saurait dire si les Templiers ont été des anges ou des monstres comme le proclame Isaac mais ce qui est certain c’est qu’ils ne furent pas des enfants de choeur. Ils furent une redoutable armée pendant la bataille au service du roi élu. 

 

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Parfois, ils maniganceront des coups d’état comme à Jérusalem en 1186 quand le grand-maître des Templiers Richard de Rideford impose Guy de Lusignan comme roi de Jérusalem au détriment du régent Raymond III de Tripoli, ce qui a sans doute contribué à la chute du premier royaume latin de Jérusalem en 1187. Autre coup d’état en 1277: quand le grand-maître des Templiers Guillaume de Beaujeu impose à Saint-Jean-d’Acre l’autorité de Charles d’Anjou au détriment de celle d’Hugues III de Lusignan qui, en représailles, confisque les biens du Temple sur l’île de Chypre. 

 

Les Templiers sont aussi derrière certains soulèvements populaires comme les révoltes siciliennes contre les croisades organisées par les empereurs germaniques. L’empereur Frédéric II sera lui aussi amené à confisquer les biens du Temple. Avec les vêpres siciliennes21 et les mâtines de Bruges22, la chevalerie française ne sera pas non plus épargnée par la vindicte des frères templiers et les représailles du roi de France, Philippe le Bel, seront terribles.

 

Pour honorer leur engagement ou pour défendre leurs intérêts, les Templiers n’hésiteront pas non plus à procéder à des éliminations ciblées d’individus jugés dangereux. Le patriarche Etienne de la Ferté est peut-être le premier d’une longue liste d’exécutions toujours menées avec le souci de la discrétion, à part quelques bavures comme le meurtre retentissant en 1173 de l’émissaire de la secte des Assassins23. Après ce vilain forfait, on prête au roi Amaury Ier d’avoir eu dès cette époque l’intention de dissoudre l’ordre du Temple en Syrie, ce qui n’arriva pas car le roi mourut le 11 juillet 1174, victime d’une dysenterie contractée au siège de Panéas. Cette fois-ci, les templiers n'y sont pour rien.

 

 

par Jean-Pierre SCHMIT

 

 

NOTES

 

1. Il existe deux versions encore plus tardives, la première du notaire italien Antonio Sicci de Verceil qui fut quarante ans au service des Templiers. En 1311, pendant le procès des Templiers, il déclare que les premiers Templiers bénéficiaient du « relief », c’est-à-dire des restes alimentaires de l’hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem. Pendant neuf ans, ils furent neuf, avec pour mission la garde du col au sud de Haïfa. On suppose qu’il s’agit de la garde de la « tour du détroit », sorte de petit fortin qui protège le bord de mer entre Haïfa et Césarée, passage emprunté par les pèlerins et qui avait la réputation d’être un véritable coupe-gorge.

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Si on distingue deux périodes pour les « proto-templiers » de 1114 jusqu’à 1119 au service des chanoines réguliers et entre 1119 et 1128 au service du roi de Jérusalem, il n’y pas de raison de douter du fait qu’une de leurs missions pour la deuxième période fut de stationner dans la tour du détroit au service de la protection des pèlerins. 

La version du notaire Antonio Sicci qui incite sur le droit de reliefs perçu par les Templiers sur l’ordre des Hospitaliers peut s’expliquer dans le cadre d’une justification d’une dévolution des biens templiers à l’ordre des Hospitaliers. 

Par contre, le deuxième témoignage, issue de la Chronique des maîtres décédés de l’Hôpital, écrit avant 1472, paraît plus curieuse. Nous n’avons pas pu lire ce témoignage directement et nous devons nous contenter de ce que nous rapporte l’historienne Simonetta Cerrini. Il semble que ce témoignage, s’appuyant toujours sur le fait que les Templiers percevaient le droit de reliefs sur les frères hospitaliers jusqu’à la premiere moitié du XIIIe siècle, a voulu faire des proto-templiers des donats de l’ordre de l’Hôpital. Il y a trop d’incohérences dans les dates données et les personnages cités pour que l’on accorde un quelconque crédit à cette version. La seule chose qui nous interpelle dans ce texte issu de l’ordre des Hospitaliers, est qu’au XVe siècle des chevaliers hospitaliers ont cru bon de créer une intimité spirituelle et historique un peu forcée entre ces deux ordres de chevalerie. Les Hospitaliers avaient reçu les biens des infortunés Templiers il y a bien longtemps (1312), dévolution qui ne semble jamais avoir été remise en question à notre connaissance. On se demande si ce témoignage quelque peu baroque aurait un rapport avec une tradition templière au sein de l’ordre des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, de Rhodes et de Malte? 

Cf: Simonetta Cerrini; La Révolution des Templiers, une histoire perdue du XIIe siècle; éditions Perrin, 2007, pp. 75-78

2. Michel le Syrien, Chronique de Michel le Syrien, Patriarche Jacobite d'Antioche (1166-1199), traduction J-B CHABOT, tome III, éd  Ernest Leroux, Paris, 1905. pp 201-203

3. Guillaume de Tyr, Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, par M. GUIZOT, livre  XII, Paris, 1824. pp 202-205

4. ERNOUL, Chronique D'Ernoul et de Bernard le Trésorier, par M. Louis De Mas La Latrie, éd librairie de la société de l'histoire de France, Paris, 1871. pp 7-9

5. Jacques de Vitry, Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, par  M. GUIZOT, livre I, Paris, 1825. pp 118-124

6. Guillaume de Tyr prétend que c'est sous le pontificat du seigneur pape Eugène ( 1145-1153 ) que les templiers reçoivent le droit de porter la croix rouge sur le manteau blanc. C'est faux!, puisque dans la bulle du 29 mars 1139, Omne datum optimun, fulminé par le pape Innocent II ( 1130-1143 ), il est précisé "vous portez toujours sur votre poitrine le signe de la croix vivifiante". Plus loin on trouve aussi écrit " il n'est pas légal pour qui que ce soit, après avoir fait profession de rejeter la croix du seigneur et l'habit de votre profession".

7. ERNOUL, Chronique d'Ernoul et de Bernard le trésorier, opus cit.

8. DEMURGER Alain , Les Templiers une chevalerie chrétienne au moyen âge ; édition du seuil, Paris, 2005, p 30. Sont du même avis les historiens : R. Hiestand, H. Nicholson, M.Barber et M.L.Bulst-Thiele.

9. Dominique Poirel. Les templiers, le diable et le chanoine: le Sermo ad milites Templi réattribué à Hugues de Saint-Victor. Jacques ELFASSI, Cécile LANERY et Anne-Marie TURCAN-VERKERK,. micorum societas. Mélanges offerts à François Dolbeau pour son 65e anniversaire., SISMEL-Edizioni del Galuzzo, pp.635-663, 2013. halshs-03331506

10. Alain Demurger, dans son ouvrage Les Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen-Âge, page 28, semble convaincu par l’argumentation de l‘historien Rudolf Hiestand qui part du fait que le concile de Troyes est daté du 13 janvier 1128 selon le calendrier florentin en usage dans le nord de la France. Selon ce calendrier, l’année se termine le 25 mars. Donc, selon notre calendrier moderne, l’année commençant au 1er janvier, on peut dater le concile de Troyes de l’année 1129, ce qui reporte selon ces historiens la date de la création de l’ordre des Templiers en 1120. Mais, selon notre calendrier moderne et pas forcément selon le calendrier utilisé en Terre Sainte à la même époque. On peut aussi objecter qu’il n’est pas certain que le concile de Troyes fut daté selon l’année civile en vigueur dans le nord de la France mais qu’il aurait pu tout aussi bien être daté selon le calendrier julien, utilisé au Moyen-Âge par la Très Sainte Église catholique, romaine et apostolique pour dater ses documents officiels. Si cette objection était recevable, le concile de Troyes et le concile de Naplouse seraient inclus dans le même espace temporel qui avait pour seule référence l’Église de Rome. Dans cette perspective, quand le concile de Troyes affirme que la création de l’ordre des Templiers a eu lieu en 1119, cela exclurait d’office l’hypothèse du concile de Naplouse puisqu’il a eu lieu en janvier 1120. On imagine aussi que si le concile de Naplouse avait validé d’une manière ou d’une autre la démarche d’Hugues de Payns et de ses compagnons, le concile de Troyes y aurait fait référence, ne serait-ce que pour renforcer le dossier de la nouvelle milice.

11. À l’appui de la thèse du concile de Naplouse, l’historien Alain Demurger cite une donation faite en 1137 par le châtelain de Saint-Omer et son fils Oston entré chez les Templiers, où il est précisé que « Guillaume châtelain de Saint-Omer et son fils Oston donnent les églises de Slype et de Leffinge, et leurs dépendances, aux chevaliers du Temple, qui, avec le conseil du patriarche Warmond et des barons, s’étaient consacrés à la défense de la Terre sainte et à la protection des pèlerins. »

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Parmi toute la documentation concernant les chartes des Templiers de cette époque, c’est le seul acte connu où est cité le patriarche Gormond de Picquigny en relation avec les Templiers. Cet acte est daté de 1137, c’est-à-dire neuf ans après le concile de Troyes. Guillaume II, châtelain de Saint-Omer, qui fait cette donation, est probablement le frère de Godefroy de Saint-Omer, l’un des deux principaux fondateurs de l’ordre du Temple. Mais il est surtout marié avec Mélisende de Picquigny, la soeur du défunt patriarche de Jérusalem, Gormond de Picquigny (1118-1128). Manifestement, dans cette donation relativement tardive, Guillaume II de Saint-Omer a voulu rendre hommage à l’action de son beau-frère, le patriarche de Jérusalem. Seulement les faits sont têtus. Ce que l’on peut constater est que le concile de Troyes qui officialise l’ordre des Templiers a eu lieu après la mort du patriarche Gormond de Picquigny et que nous ne possédons aucun acte dans les années 1119-1128 qui puisse confirmer un quelconque soutien du patriarche vis-à-vis des Templiers. Pire encore: la plus belle occasion qu’aurait eu Gormond de Picquigny de soutenir la démarche des Templiers aurait été de les citer lors du concile de Naplouse qui a eut lieu en janvier 1120, ce qu’il se garda bien de faire.

Notre sentiment vis-à-vis de cette donation est que nous avons affaire à un acte de propagande tardif pour réhabiliter l’action de ce patriarche qui fut plus que médiocre vis-a-vis de la nouvelle chevalerie au moment où le Templier Oston de Saint-Omer, fils de Mélisende de Picquigny, cherche à faire une brillante carrière au sein de l'ordre des Templiers. La seule chose que l’on puisse dire, est que si Gormond de Picquigny ne favorise en rien le développement de l’ordre pendant son patriarcat, il ne s’y opposa pas non plus de manière frontale, peut-être eu égard au fait qu’aux côtés d’Hugues de Payns se trouvait le chevalier Godefroy de Saint-Omer qui avait des liens de famille avec le patriarche de Jérusalem.  

Un des fils de Mélisende de Picquigny, Gautier de Saint-Omer, épouse en 1130 Echive de Bures, princesse de Galilée et de Tibériade. Cette princesse épousera en secondes noces en 1174, Raymond III de Tripoli, le grand ami de Guillaume de Tyr, qui reprendra à son compte la propagande initiée en 1137 par les Saint-Omer et la soeur du patriarche de Jérusalem.

12. DODU Gaston, Histoire des institutions monarchiques dans le royaume latin de jérusalem 1099-1291, ed Hachette,Paris, 1894, PP 39-133

13. CLAVERIE Pierre-vincent, L'ordre du temple en Terre Sainte et à chypre au XIIIe siecle, Nicosie, 2005, Tome III, documents indirects II ; 242, p 217.

14. CLAVERIE Pierre-vincent, Les débuts de l'ordre du Temple en Orient; dans le Moyen Age, 2005/3-4, p 553.

15. EBERHARD MAYER Hans, Jérusalem et Antioche au temps de Baudoin II, in: comptes rendus de l'académie des inscriptions et belle-lettres, 1980, p 72

16. Nous n’avons aucune information concernant l’activité du comte de Champagne et de son fidèle vassal Hugues de Payns pendant leur séjour en Terre Sainte, entre les années 1105 et 1107. Mais pendant cette période, un événement marquant s’était produit en août 1105. Le patriarche de Jérusalem, Evremar de Thérouanne, avait harangué la foule présente dans la cité de Jérusalem pour inciter tous les hommes capables de porter les armes à le suivre derrière la Vraie Croix pour porter main forte au roi de Jérusalem Baudoin 1er qui lui avait demandé son aide au moment où ce dernier combattait l’armée des Fatimides d’Égypte, bien supérieure à la sienne devant la cité de Ramla. C’est au matin du 27 août 1105 que le patriarche de Jérusalem déboucha sur le champ de bataille avec les 150 volontaires qui avaient répondu à son appel. L’enthousiasme du patriarche portant la Vraie Croix semble avoir galvanisé les Francs qui renversèrent le déroulement d’une bataille qui semblait dans un premier temps assez mal engagée.

On peut se poser la question de savoir si le  Comte de Champagne et Hugues de Payns avaient pu passer à coté cet événement qui expliquerait en partie leur volonté de s’engager aux côtés des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre moins d’une dizaine d’années plus tard. Autre détail, le Patriarche de Jérusalem, Evremar de Thérouanne (1102-1108), fut déposé de son Patriarcat en 1108, pour être nommé Archevêque de Césarée (1108-1123), ce même Archevêque de Césrée à qui fut confié la Vraie Croix en 1119 pour sauver Antioche.

17. H.d'ARBOIS DE JUBAINVILLE, Histoire des ducs et des comtes de champagne - de la fin du XIe siècle au milieu du XIIe. Tome II, Paris, 1860, pp 112-113.

18. Lettre XXXI, saint Bernard a Hugues comte de champagne,oeuvres compètes de saint Bernard, traduction nouvelle par M.l'abbé Charpentier, Paris, librairie Louis de Vivès éditeur, 1866.

19. DAILLIEZ Laurent, Régle et statuts de l'ordre du temple, deuxième édition augmentée présentée par Jean Pol Lombard, ed Dervy,1996. p 100.

20. GROUSSET René, Histoire des croisades et du royaume franc de jérusalem,  PERRIN, Paris, 1991,Tome I, p 656

21. Peu d’historiens ont relevé l'implication des Templiers dans l’affaire des Vêpres siciliennes (1282) excepté le chanoine régulier de l’ordre de Prémontré Claude Mansuet jeune dans son histoire critique et apologétique de l’ordre des chevaliers du Temple de Salomon publié en 1789, l’année de la Révolution française. 

Dans son apologie des Templiers le chanoine régulier cite page 83 l’implication de Pere III de Queralt-Timor auprès des insurgés siciliens. Pere III présent  lors de la réunion dans l’église du Saint-Esprit à Palerme, au début de la révolte sicilienne aurait convaincu l’assemblée de bourgeois de se débarrasser de la tutelle du roi de Naples Charles d’Anjou pour se donner comme chef et prince le roi Pierre III d’Aragon, époux de Constance, fille et seule héritière des états du défunt empereur gibelin Manfred (1231-1266) ex-roi de Sicile (1258-1266). 

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La famille de Queralt-Timor est la grande protectrice de la commanderie templière de Barbera en Catalogne. Pere III de Queralt-Timor, amiral de la flotte du roi d’Aragon, n’est pas un frère du Temple comme le laisse entendre Claude Mansuet jeune mais plus probablement un affilié de l'ordre, un laïc associé. Son père Pere II de Queralt fut un dignitaire important de l’ordre en Catalogne. Pere II de Quaralt-Timor, devenu veuf, entre chez les Templiers en 1257 devient précepteur de Monzon (1260-1262) puis de Miravet (1262-1264), de Gardeny (1265-1267) et sera nommé lieutenant du maître provincial.

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Il en va de même des oncles de l’amiral Pere III de Queralt , Jaume et Arnau de Timor, puisque Jaume de Timor fut précepteur de Gardeny (1252-254) , de Barbera et lieutenant du maître provincial. Quant à Arnau de Timor, il fut précepteur de Barbera (1262-1266) (1271-1276), de Huesca (1268-1269) de Gardeny (1269-1271) et de Monzon (1277-1292) et également lieutenant du maître provincial. Cette famille donne aussi Damien de Timor qui était chef des turcopliers à Chypre (1300-1302) puis précepteur de Barbera (1305-1307). Lors de l’arrestation des Templiers en Catalogne, Damien de Timor se réfugia à Monzon où il résista un temps avant de continuer sa carrière militaire au service du roi d’Aragon sans être inquiété. Le fils de Pere III, Pere IV de Queralt interviendra dans les négociations pour la rédition des Templiers de Miravet en 1308 et au Concile de Tarragone en 1312 tous les Templiers de la couronne d'Aragon seront absous et certains seront généreusement pensionnés.

Pere III de Queralt-Timor avait épousé Angelina de Anglesola dont le père Guillem III de Anglesola, fit profession chez les Templiers et fut précepteur de Barbera (en 1246, 1258 et 1260), de Gardeny (1247) et Corbin (1261). L’amiral du roi d’Aragon Pere III de Queralt-Timor qui détruisit la flotte française dans le détroit de Messine en 1282 a, selon toutes probabilités, bénéficié de l’appui des Templiers catalans et peut-être siciliens dans cette affaire. 

Si des Templiers trempent dans les Vêpres siciliennes c’est qu’ils sont vent debout contre la nouvelle politique de Charles d’Anjou qui trahit ses engagements envers la Terre Sainte pour s’attaquer à l’empire byzantin. Cette politique de détournement de l'esprit de croisade est soutenue par l’obligé du roi de Naples, le pape Martin IV qui le 18 novembre 1281 excommunie solennellement l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue. 

Cette décision a pour première conséquence de diviser profondément l’ordre des Templiers. Le grand maître des Templiers Guillaume de Beaujeu, fidèle soutien de la politique capétienne et de Charles d’Anjou, perd son autorité sur certaines provinces de l’ordre comme la province d’Aragon, la province de Tripoli, la baillie de Lombardie,où beaucoup de Templiers proches des gibelins - comme les Templiers lombards Albert de Canelli protégé de roi d'Aragon, maître en Sicile (1262-1266), ou Guillaume de Canelli qui deviendra maître de la baillie de Sicile (1284-1285) après les Vêpres Siciliennes - vont s’engager dans la défense des intérêts du roi d’Aragon et de ses alliés Lusignan du royaume de Chypre  contre les Français. 

La première victime des divisions internes de l’ordre sera en février 1282 Guy II de Gibelet, qui croyant avoir le soutien des Templiers pour s’emparer de Tripoli - soutien  promis par le grand maître Guillaume de Beaujeu - ne trouva pas le moment venu le commandeur de Tripoli, le frère templier Reddecoeur (1281-1287) qui laissa le pauvre Guy tout seul face à Bohemond VII de Tripoli qui, pour se venger, enterra vivant Guy et ses frères Jean et Baudoin. Un mois plus tard, le 30 mars 1282, ce sera au tour des Français et Provençaux de Sicile de payer le prix de la politique inconséquente de Charles d’Anjou.

Joan Fuguet Sans et Carme Plaza Arqué,"el linaje catalán Queralt-Timor y su relación con la Orden del Temple ( siglo XII-XIV )", Medievalista ( En ligne ), 30 I 2021,MIS en ligne le 01 juillet 2021.

 

22. La participation des templiers flamands aux mâtines de Bruges est assez bien documentée puisque les bourgeois de Bruges tenaient la liste des soldats formant l’armée flamande où sont mentionnés les « Blancs Templiers ». Voir : Schotte Bernard ; "Fighting the king of France : Templars and Hospitallers in the flemish rebellion"; pp 45-56; IN ;The debate on the trial of the Templars, 1307-1314, Ashgate, 2010.

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Le chroniqueur Gilles de Muisit, abbé de Saint-Martin de Tournai (1272-1352) raconte que le soulèvement du peuple de Bruges, qui donna lieu au sac du château de Malé le 1er mai 1302 fut à l’instigation d’un certain chevalier de l’ordres Templiers nommé Bonem, c’est-à-dire le Templier Willem van Bonem. 

La suite des événements sera le massacre des soldats français séjournant dans la cité de Bruges au petit matin du 18 mai 1302. Il semblerait que le Templier Willem van Bonem ait été soutenu dans sa démarche par le maître des Templiers de la Baillie de Flandres Pierre de Sac ou Pieter Uten Sacke (1288-1303). 

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Ce dignitaire de l’ordre était un fidèle conseiller de la famille des comtes de Flandres qui s’opposait au roi de France. C’est donc plusieurs dizaines de Templiers flamands, soutenus par leur hiérarchie, qui vont conseiller et encadrer les milices flamandes qui vont réussir l’exploit de massacrer la fleur de la chevalerie française à la bataille de Courtrai le 11 juillet 1302.

Parmi les hommes qui vont s’illustrer dans le massacre de la noblesse française à Courtrai figure un ancien Templier d’une stature impressionnante et passablement violent : Willem van Saeftinghe devenu convers chez les cisterciens. Willem van Saeftinghe s’était réfugié dans l’abbaye de Ter Doest probablement pour chercher la paix intérieure après une vie de combats dont certains actes vous condamnent aux flammes éternelles. 

Le fait est, que l’âme de Willem van Saeftinghe brûlait d’une ardeur sans répit et quand la bataille de Courtrai commença, il s’y jeta comme un damné. C’est lui qui désarçonna le capitaine de l’armée française Robert II d’Artois. Armé d’une masse d’arme et d’une épée, on dit qu’il tua à lui seul plus de 40 chevaliers français. 

Après la bataille, il retourna dans son abbaye de Ter Doest mais le convers van  Saeftinghe méprisait l’autorité de ses supérieurs qui commirent l’erreur en 1308 de le menacer de révéler les odieux forfaits qu’ll avait avoué en confession. L’abbé du monastère ne dut la vie sauve qu’à sa fuite et à l’intervention du cellérier qui périt entre les mains du forcené. En fuite et excommunié , le pape leva son excommunication en 1309 à condition qu’il aille se battre pour la bonne cause. Il s’engagea dans l’ordre des Hospitaliers et aurait été tué lors du siège de l'île de Rhodes (1307-1310).

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Les Flamands ont élevé une statue en 1988 à ce combattant qui manifestement souffrait du syndrome de stress post-traumatiques. 

 

23. Dans cette action, lesTempliers ont été pris de court. Il a fallu monter en urgence une opération pour intercepter l’émissaire de la secte ismaélienne des Assassins qui venait de conclure un accord avec le roi de Jérusalem sans passer par les Templiers. 

Pourtant cet accord les concernait au premier chef puisqu’il stipulait que la secte des Assassins acceptait d’abjurer l’Islam et de se convertir à la fois chrétienne si le Roi les affranchissait du tribu de 2000 besants d‘or que la secte payait chaque année à l’ordre des Templiers dans leur forteresse de Tortose pour prix de leur protection. Le roi de Jérusalem avait signé cet accord avec enthousiasme sans avoir pris le soin d’avertir les premiers concernés. 

C’est à un chevalier de l’ordre expérimenté que le chapitre du Temple va confier le soin de régler l’affaire. Il s’agissait du frère templier Gautier du Mesnil dit "le Borgne" à cause d’une estafilade au visage qui le privait d’un oeil et qui lui donnait un air peu engageant. Gautier du Mesnil partit à bride abattue pour se rendre au château de Chastel Blanc où il réunit une troupe de Templiers. 

chastel blanc

La délégation ismaélienne fut interceptée juste avant de franchir la frontière. Le frère du Mesnil et les Templiers de Chastel Blanc n’étaient pas là pour négocier. Une fois les épées tirées, ce n’est certainement pas le sauf-conduit délivré par le roi de Jérusalem qui put sauver la vie de l’émissaire des Assassins et de sa suite qui furent découpés en morceaux.

Après l’annonce du méfait, le roi de Jérusalem fut furieux et exigea du grand maître qu’on lui livre le coupable. Le grand maître Eudes de Saint-Amand rejeta les injonctions du roi avec l’argument que le frère templier ne dépendait pas de la justice royale mais de celle du pape. Amaury Ier, sans attendre, rassembla ses hommes et se rendit à Sidon où résidait le grand maître et son chapitre qui ne s’attendaient pas à cette visite. Le roi fit assaillir par ses hommes l’hôtel des Templiers et se saisit de force de Gautier du Mesnil qu’il jeta dans un cachot à Tyr. 

Le chroniqueur Guillaume de Tyr prétend que le roi de Jérusalem Amaury Ier était prêt à dédommager intégralement les pertes financières que cet accord représentait pour les Templiers. Mais cette affirmation arrive après coup pour donner le beau rôle à son roi. Si ça avait été le cas, nul doute que le roi aurait invité les frères templiers à la table des négociations. Notre sentiment est qu’Amaury Ier était au contraire ravi de passer au-dessus de leur tête et de les marginaliser vis-à-vis de leurs obligés pour renforcer son prope pouvoir sur la Terre-Sainte et que c’est parce qu’ils se sont sentis floués que les frères templiers ont réagi de la sorte.

 

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